Sommaire
- Le web drama« Myeoneuragi (며느라기), Ma chère belle-fille »
- Le webtoon« Myeoneuragi (며느라기), Ma chère belle-fille »
- Représentation d’une jeune mariéeà travers le personnage féminin, Min Sa-rin
- L’expression « Si (媤) World »dans le contexte socio-culturel coréen
- Contexte historique des émotionset des sentiments des femmes coréennes
- La tradition orale, les récits « sijipsari »:pour écouter la voix féminines
- La narration du chant « Bruit de sarclage »
- Les émotions féminines dans le chant« Bruit de sarclage »
- Effet de guérison du genre folklorique minyo
La famille est une des « communautés émotionnelles » et un « lieu privilégié de rencontres entre les générations et les sexes »
(Lett, 2016, p.231)
En Corée du sud, la vie familiale des femmes mariées ou leur relation avec leur belle-famille ou belle-mère est un thème assez récurrent aujourd’hui aux XXIe siècle. On l’aborde fréquemment dans le genre narratif, y compris les série-télévisées, dit drama coréen.
Le web drama
« Myeoneuragi (며느라기), Ma chère belle-fille »

Un web drama1, « Myeoneuragi (며느라기), Ma chère belle-fille2 », diffusé récemment en deux saisons entre fin 2020 et début 2022, montre bien les inégalités de genre dans la vie familiale ; à travers le personnage de la jeune mariée, Min Sa-rin (민사린), de son point de vie féminin, dans sa relation avec sa belle-famille ou ses beaux-parents. Dès que le personnage féminin Min Sa-rin s’est marié, malgré une profession prenante, plusieurs obligations familiales envers ses beaux-parents lui ont été imposées.

On peut le voir comme un rite de passage pour devenir une bonne belle-fille ; par exemple, avant d’aller au travail, elle doit se lever tôt pour préparer la table d’anniversaire de sa belle-mère alors que son mari et sa belle-sœur ne s’en occupent pas (en Corée ce n’est pas un petit-déjeuner qu’on prend le matin, mais plutôt un vrai repas, notamment pour l’anniversaire.)
Dans un autre épisode, lors de son départ de voyage d’affaires, elle se sentait mal à cause de sa belle-mère qui s’inquiétait pour son mari. La belle-mère croyait que son fils se nourrirait mal durant l’absence de sa belle-fille. Dans la société coréenne, le rôle des femmes se retrouve souvent à être les mêmes en raison des valeurs traditionnelles confucianistes toujours très présentes. Les rôles qu’elles peuvent se retrouver à occuper y correspondent et peuvent être de s’occuper de leurs maris et des beaux-parents.
Le webtoon
« Myeoneuragi (며느라기), Ma chère belle-fille »

Ce web drama (웹드라마) est basé sur un webtoon (웹툰)3 du même nom qui a été publié sur Facebook et Instagram en 20174. Il a été lu par 27 millions de personnes, chaque épisode a dépassé 1 million de vues, et par conséquent, a remporté le « Today’s Cartoon Award » de la même année. La plateforme webtoon permet d’échanger entre les auteurs et les lecteurs par des commentaires ou le bouton « like ».
Les lecteurs se sentent profondément concerné par la question du genre évoqué dans les épisodes du webtoon (며느라기) et partagent les commentaires publiés par d’autres lecteurs. Via les commentaires, ils partagent ainsi leurs expériences de l’inégalité de genre en tant que « belle-fille ».
Les lecteurs lisent non seulement les œuvres de webtoon mais aussi les commentaires ; cela montre que le webtoon est un genre qui permet une intercommunication avec une « co-lecture » (Kim, 2016) ou encore un « champs public » (Youn, 2018) là où les lecteurs partagent non seulement leur opinion mais aussi leurs émotions et sentiments. Dans cet aspect le webtoon porte un caractère folklorique, ou alors, le webtoon « Myônŭragi », le folklore des femmes, voire, une narration de femmes.
Représentation d’une jeune mariée
à travers le personnage féminin, Min Sa-rin



Voici quelques images qui apparaissent dans les webtoon. Le personnage Min Sa-rin (민사린) incarne une jeune belle-fille ordinaire, qui essaie de devenir une bonne belle-fille en s’adaptant aux valeurs traditionnelles ; elle ne se rebelle pas et acceptant d’être soumise, douce, et fidèle à ses obligations familiales.
L’expression « Si (媤) World »
dans le contexte socio-culturel coréen
Le terme « Si (‘시’ en coréen, ‘媤’ en sinogramme)-World », un des mots-clé du webtoons « Myeoneuragi (며느라기) », présenté sur sa page Web ; c’est une nouvelle expression dans le langage courant coréen qui apparaît à partir des année 2010.
Il a une signification péjorative concernant le système de l’idéologie patriarcale. « si » est un préfixe en langue coréenne signifiant « du (côté) du mari » entachant la relation d’une hiérarchie codifiée toujours sous-jacente. Il correspond à « belle » en français, des expressions « belle-famille », ou « belle-mère » mais n’a pas la même portée affective. Composé du mot anglais « world », « Si-World »5 signifie littéralement, « belle-famille », mais, avec une connotation péjorative.
Cette péjoration a été un tabou, pas trop mise en discussion publiquement dans la société coréenne. Pour les femmes mariées, la belle-famille est une réalité différente ou hétérogène par rapport à d’autres réalités qu’elles connaissait avant de se marier (le temps) au sein de sa propre famille, ou une réalité décalée totalement de son identité en dehors de sa belle-famille, par exemple dans sa sphère professionnelle.
Entre 2012 et 2014, une émission de talk-show, « Welcome to Si-World » a aussi été un succès et évoquait l’empathie des jeunes femmes (ayant entre la vingtaine et la quarantaine). Ce talk-show organise des débats entre des célébrités et leurs belles-filles ou leurs belles-mères. Cette tentative est considérée comme « non seulement une nouveauté mais aussi provocante compte tenu du contexte socio-historique [de la Corée] » (Seo, 2015).

Parmi les thèmes des 116 épisodes de l’émission « Welcome to Si-World », le thème le plus fréquent est le ménage (13,79%). On y aperçoit que les obligations et les devoirs familiaux imposés aux femmes sont une des causes de conflits avec leurs belles-mères. Le mariage est une institution sociale autour duquel les femmes éprouvent certains sentiments négatifs : de la frustration, du ressentiment et un sentiment d’injustice, etc.
Contexte historique des émotions
et des sentiments des femmes coréennes
Le thème de « Si-World » apporte ainsi un nouvel élément de langage pour identifier la relation entre la belle-fille et la belle-mère dans les circonstances actuelles. Pourtant, ce n’est pas un phénomène social nouveau. En effet, « Tout au long de la dynastie Yi [Joseon 조선, une dynastie postérieure en Corée], les femmes coréennes étaient légalement subordonnées aux hommes conformément à l’éthique confucéenne dominante » (Kim, 1976).
Condition des Femmes dans le mariage
de la dynastie Joseon

L’injuste inégalité entre les sexes dans le contexte coréen s’observe dans un texte ethnologique du XIXe siècle au sous-titre de « Condition des Femmes-mariage », écrit par le missionnaire français Claude-Charles Dallet (1829-1878):
«…la condition ordinaire de la femme est un état d’abjection et d’infériorité choquant. Elle n’est point la compagne de l’homme, elle n’est qu’une esclave, un instrument de plaisir ou de travail, à qui la loi et les mœurs ne reconnaissent aucun droit et, pour ainsi dire, aucune existence morale.»
Dallet (1975), CXVI.
« La femme n’a que des devoirs envers son mari, tandis que celui-ci n’en a aucun envers elle. La fidélité conjugale n’est obligatoire que pour la femme »
Ibid, CXXIII.
«…[les femmes mariées] ne se révoltent pas trop contre les exigences souvent tyranniques et déraisonnables de leurs belles-mères »
Ibid, CXXIII.
« Les femmes, comme de véritables esclaves, ne se reposent jamais »
Ibid, CXXVII.
La tradition orale, les récits « sijipsari »:
pour écouter la voix féminines
Pour appréhender mieux les émotions et les sentiments des femmes issus de leurs relations familiales, les textes de la tradition orale6, sont les seuls à avoir été le support de la transmission culturelle collective, et en même temps, ont donné une place de choix aux voix féminines, tant individuellement que collectivement.
« L’histoire des émotions est aussi liée à l’histoire des femmes »
Bernard (2017)
Les types de « narration de sijipsari 시집살이 이야기 »7 se catégorisent en trois types selon leur forme:
- Le récit de l’expérience personnelle gyeongheomdam (경험담)
- Celui de la transmission de l’expérience jeonseungdam (전승담)
- et celui du chant populaire minyo (민요)
Dans le récit de l’expérience personnelle, le narrateur/la narratrice raconte sa propre histoire en se lamentant sur sa vie difficile alors que dans le récit de transmission dans lequel le narrateur/la narratrice raconte l’histoire de quelqu’un d’autre en mettant la distance, c’est-à-dire économique au niveau émotionnel. Quant à la forme du chant folklorique, l’attitude du narrateur/de la narratrice est plus combative envers la réalité ; il s’agit de métaphores poétiques pour transcender la réalité difficile.
Type narratif du thème de sijipsari | Récit d’expérience 경험담 Première personne (Vrai moi) | Récit de transmission 전승담 Première personne (Moi fictif) | Chanson 민요Troisième personne (elle fictive) |
Conscience narrative | « J’ai enduré (supporté ?) des difficultés chez mes beaux-parents » | « Il n’y a aucun moyen d’échapper à cette vie » / « Si je surmonte ces difficultés en vivant chez mes beaux-parents, je serai bénie plus tard » / Tout dépend de ma persévérance » | « Je veux sortir de cette vie assujettie à ma belle-famille » |
La représentation n’est pas faite de la même manière dans ces trois types de narration. Premièrement, le récit de transmission est mieux structuré étant un « méta »8 texte alors que le récit d’expérience personnelle est plus chaotique étant donné qu’il est plus émotionnel.
Deuxièmement, tandis que les récits « sijipsari » sous forme d’expérience personnelle et de transmission de l’expérience sont fataliste, celui sous forme de chanson est anti-fataliste. Dans ce dernier, les narrateurs/narratrices cherchent à raconter une déviation comportementale par rapport à la norme socioculturelle établie, par exemple l’abandon de la vie maritale pour s’engager comme bonzesse.
La narration du chant « Bruit de sarclage »
La narration du chant « Banmaeneun sori (밭매는 소리), Bruit de sarclage » est résumée ainsi : la femme mariée devient bonzesse9 pour échapper à la maltraitance et à la violence de sa belle-famille.

- À la demande de ses beaux-parents, une jeune femme mariée doit travailler durement au champ sous le soleil brûlant comme le feu alors qu’elle n’est mariée que depuis trois jours.
- À son retour à la maison, à l’heure du déjeuner, ce qui l’attendait n’est que les mauvais traitements par les membres de sa belle-famille, consistant à la priver de nourriture et à l’insulter.
- Cette humiliation suscite sa colère et sa profonde aversion. En réponse, elle court dans sa chambre pour y confectionner son habit de bonzesse à partir des vêtements qu’elle porte et quitte le foyer familial.
- Sa belle-famille reste impassible. Seul son mari plaide sa cause pour qu’elle réintègre le foyer familial afin d’y poursuivre la vie conjugale.
- En fin de compte, devenue alors bonzesse, elle rend visite à ses parents et beaux-parents sous prétexte de demander la charité. Elle est alors confrontée au drame du mauvais état de sa belle-famille et de la mort de sa propre famille.
Les émotions féminines dans le chant
« Bruit de sarclage »
Ce chant nous montre que d’une part la jeune mariée se rebelle contre l’injustice de l’exclusivisme du système familial qui privilégie le lien de sang au détriment de la femme mariée, réduite à un statut servile dans une situation inextricable. Ainsi il évoque certaines émotions : des sentiments plaintifs, des soupirs mais aussi des sentiments belliqueux avec des colères, de la haine et des moqueries. D’autre part, la douleur des femmes de la classe populaire causée par leurs conditions d’existence n’est pas sans réponse ni sans issue, les souffrances sont dépassées et surmontées. Le personnage féminin transcende sa condition pour satisfaire ses propres désirs et rêves sous une forme métaphorique.
Ce chant était chanté par les femmes lorsqu’elles travaillaient pour se débarrasser de leur souffrance et peine. Des métaphores littéraires qui permettent aux femmes de s’identifier au personnage principal du récit (ou de la chanson) pour préméditer leur rébellion ou rêver d’une autre vie. Le désir d’échapper à leur condition et de dévier de la coutume trouve ainsi un exutoire, la métaphore.
Le chant folklorique contient ainsi des métaphores poétiques riches que la simple transcription d’une réalité vécue ne permet pas. Et le fait que ces textes soient chantés conditionne aussi le langage en le portant vers une universalité nécessaire pour qu’ils soient entendus. La littérature et la poésie le permettent. Il en résulte une lecture symbolique de ces chants, à travers les mots et les expressions. Nous avons ainsi les trois stades de l’expression humaine : le premier littéral, pure transcription du réel, le deuxième élevé à une codification littéraire qui l’enrichit d’une profondeur d’esprit, et le troisième, par la symbolisation, qui lui procure une abstraction qui se greffe à l’universalité des symboles, dont celui de la femme et de l’humanité.
Effet de guérison du genre folklorique minyo
En conclusion, la douleur des femmes coréennes n’est pas sans lien avec leurs conditions d’existence d’hier et d’aujourd’hui. La réalité est dure mais la vie continue. Sur le plan de la vitalité de vie le folklore a un sens de sublimation avec sa fonction spirituelle telles que l’empathie et la compassion ; c’est-à-dire les souffrances peuvent être dépassées et surmontées en chantant des chants et racontant des histoires.
Ainsi on ne demeure pas dans un état de ressentiment ou celui de vengeance, comme le cas du chant sijipsari « Bruit de sarclage » qui porte non seulement la souffrance et le chagrin mais aussi l’espoir créé par leur dépassement. Cette bivalence marque non seulement l’esthétique coréenne mais aussi la moralité coréenne. En ce sens, les chant sijipsari opèrent une fonction psychothérapeutique en tant que genre folklorique permettant d’endurer le temps douloureux pour les femmes coréennes.
L’expression coréenne hanpuri (한풀이) peut être évoqué ici ; l’essentiel dans les actes religieux comme le rite chamanique gut (굿), qui signifie « apaiser /résoudre le ressentiment ou la rancune ». Cette réalité s’observe aujourd’hui à travers les genres narratifs ou créatifs, que ce soient les web drama ou les webtoons. On voit là un rôle positif de la culture populaire ou folklorique qui dépasse la dimension de la socialisation par son aspect inter-communicatif.
- Il est différent que la série-télé faisant référence aux drames parmi les contenus Web diffusés via de nouveaux médias tels que YouTube. La plupart des épisodes durent moins de 10 minutes ou moins que cela. ↩︎
- Diffusé à partir du 21 novembre 2020 jusqu’au 6 février 2021, ensuite du 8 janvier 2022 au 26 mars 2022 sur la chaine Kakao TV, avec 12 épisodes chaque saison. C’est un drame Web basé sur un webtoon du même nom qui a été sérialisé sur Facebook et Instagram en 2017. Depuis lors, la version révisée a été mise en ligne simultanément le 18 novembre 2020 sur Kakao Page, avec 33 épisodes. ↩︎
- Le Webtoon est un néologisme combinant le « web » et le « cartoon » qui signifie les bandes dessinées numériques, lancé en 2004 par « Naver », le Google coréen. Il est créé spécialement pour les smartphones. Ce format permet de les lire partout et n’importe quand en ouvrant simplement notre smartphone. ↩︎
- Depuis lors, la version révisée a été mise en ligne simultanément le 18 novembre 2020 sur Kakao Page, avec 33 épisodes. ↩︎
- Sur le open dictionnaire de l’Institut national de la langue coréenne, ce nouveau mot est expliqué comme une expression « vulgaire » ou « grossier » désignant la belle-famille. [Consulté le 02 mai 2022] ↩︎
- Les textes oraux nous permettent d’aborder la dimension de la transmission de la mémoire collective, et la deuxième, la tradition orale à travers laquelle on entend mieux la voix des femmes, individuelle et collective. ↩︎
- Pour le corpus, nous avons consulté la Collection de la littérature orale de Corée (Hanguk kubi munkak daekye 韓國口碑文學大系), 1980-1989 et Collection des récits sijipsari, 2011. ↩︎
- Selon le Dictionnaire de l’Académie française, tiré du grec meta, « parmi ; avec ;après ». Élément de composition qui exprime soit une idée de proximité, de succession ou de changement, comme dans Métastase, soit une idée de transcendance, comme dans Métaphysique. Il entre dans la formation de nombreux mots scientifiques, dont les plus usités font ci-dessous l’objet d’une entrée. [Consulté le 08/09/2023] ↩︎
- D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, la bonzesse signifie femme bouddhiste vivant en communauté. [Consulté le 08/09/2023] ↩︎
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