Sommaire
- Rétrospective sur le premier p’ansori moderne créé et interprété par Lee Jaram
- P’ansori-Brecht : entre tradition et modernité [2]
- De La Bonne Âme au Dit de Sichuan : convergences thématiques
- Du théâtre épique au p’ansori coréen : convergences esthétiques
- Les métamorphoses de La Bonne Âme : prolongement et détournement
- En conclusion
- Remerciements
- Addenda
- Notes
- Bibliographie
- Archives
Rétrospective sur le premier p’ansori moderne créé et interprété par Lee Jaram
P’ansori-Brecht Sach’onga (Le Dit de Sichuan / 이자람의 사천가 Ijaramŭi sach’ŏn’ga)1 de et par Lee Jaram a été présenté au Théâtre de la Ville, au TNP et au Festival d’Avignon en 2011. La critique suivante a initialement été publiée en juillet 2011, sur un blog intitulé « L’Arrache-page », organe éphémère des élèves conservateurs de l’Enssib, promotion DCB20 Boris Vian.
Durant son exil politique, Bertolt Brecht s’imprègne de la lecture des poètes et philosophes asiatiques et collectionne des objets orientaux. En 1941, il achète à Chinatown une statuette du dieu Bonheur qui lui inspire un opéra, Les Voyages du dieu Bonheur : le héros éponyme prêche le plaisir et la révolution, instaure le chaos comme prélude à l’égalité, tant et si bien que les autorités ne peuvent en venir à bout. De fait,
« Il est impossible de tuer les aspirations de l’homme pour le bonheur. »
Dans le même temps, il reprend un projet d’écriture dramatique initialement intitulé Die Ware Liebe (La Marchandise amour) qui joue de l’homophonie entre « ware » (amour vénal) et « wahre » (amour vrai) et deviendra La Bonne Âme du Se-Tchouan. Cette pièce démontre la contradiction insurmontable entre « vivre » et « être bon » dans un monde régi par les inégalités sociales : le rêve démocratique achoppe sur l’impossibilité d’aider autrui en s’aidant soi-même lorsque l’on est pauvre. Renvoyant dos à dos la morale chrétienne fondée sur l’abnégation et la logique capitaliste qui prône l’exploitation d’autrui, Brecht crée dans La Bonne Âme un personnage ambivalent, Shen Té/Shui Ta qui, par le jeu du masque et du travestissement, conjugue l’idéalisme et le cynisme. Un épilogue aux accents shakespeariens invite le spectateur à chercher par lui-même une « bonne fin ».
Comme l’a montré Georges Banu [1] , le détour par la Chine et le choix du décentrement – de l’Europe centrale à l’Empire du milieu – sont autant de stratégies au service de la parabole. L’espace oriental, creuset d’une tension entre l’ancien et le nouveau, accueille la projection critique des processus capitalistes et invalide du même coup la morale occidentale, qui, sortie de son contexte, s’avère inopérante face au spectacle de la misère. En outre, le paravent chinois joue de l’éloignement pour neutraliser la charge polémique induite par le détournement des sources bibliques. Enfin, l’infléchissement asiatique de la pièce est tributaire de l’esthétique et de la dramaturgie orientales : la rencontre de Brecht et d’acteurs tels que Mei-Lan fang, entre 1935 et 1943, a pu confirmer la parenté entre les théories du théâtre épique et la distanciation à l’œuvre dans l’art dramatique chinois.
Une soixantaine d’années plus tard, la chanteuse coréenne Lee Jaram s’approprie l’œuvre de Brecht en l’intégrant au répertoire des p’ansoris : la pièce allemande, inscrite dans un espace chinois, se métamorphose en un chant narratif coréen, joué cette année en France au TNP. Comment Le Dit de Sichuan permet-il d’opérer un retour esthétique et idéologique aux théories brechtiennes sur le théâtre asiatique, tout en en renouvelant la portée et la dramaturgie ?
P’ansori-Brecht : entre tradition et modernité [2]
Le p’ansori (판소리) désigne l’habileté du conteur et l’émotion qu’il produit sur le groupe rassemblé en p’an (판), grâce à la musicalité de sa narration et au pouvoir de son chant (sori, 소리) [3]. Né au cours du XVIIe siècle au sud-ouest de la Corée, le p’ansori est un art d’origine populaire qui se transmet oralement de maître à disciple. C’est au XIXe siècle qu’il acquiert ses lettres de noblesse et que de nombreux virtuoses interprètent un répertoire sélectif qui sera adapté en retour dans de nombreux récits populaires. Mais ce genre connaît un déclin au XXe siècle [4], du fait de la concurrence de la culture de masse, des chansons populaires et du cinéma, et ne se maintient que sous une forme clandestine au cours de l’occupation japonaise, puis pendant la guerre de Corée, et durant la marche forcée à la modernisation de la Corée du Sud.
La tradition orale a néanmoins permis la survivance de ce genre, qui est classé au rang du patrimoine national de la Corée du Sud dans les années 1960, puis consacré par l’Unesco en tant que « patrimoine oral et immatériel de l’humanité » en 2003. Le Dit de Sichuan, créé et chanté par Lee Jaram en 2007, fait l’unanimité en Corée aussi bien qu’à l’étranger : il a été représenté aux États-Unis, en Pologne et en France.
Âgée de 30 ans, Lee Jaram a été formée dès sa jeunesse au p’ansori. Elle n’a pas vingt ans lorsqu’elle entre au Guinness Book des records, en 1999 : elle est alors la plus jeune chanteuse à donner la version la plus longue d’un p’ansori très célèbre, Le Dit de Ch’unhyang (춘향가), pendant plus de huit heures ! [5]
À la suite des poètes des années 1960 qui luttaient contre la dictature en composant des p’ansoris modernes à l’usage du peuple [6], Lee Jaram crée un p’ansori inédit et porte atteinte à la tradition en y insérant des modifications manifestes. Tout d’abord, le choix d’adapter la pièce d’un auteur occidental, de surcroît communiste et interdit en Corée du Sud jusque dans les années 1990, est nouveau et polémique, même si Brecht y fut introduit et lu clandestinement par les dramaturges des années 1960, auxquels Lee Jaram rend hommage dans l’épilogue du Dit de Sichuan :
« Celui qui ose répandre une histoire aussi atroce, un certain Monsieur B***, là-bas en Europe, lui, je le soumettrais avec plaisir au supplice des brodequins. »
Par son p’ansori, la chanteuse fait œuvre de passeur entre les aînés et la jeune génération.
Une autre innovation d’importance concerne les choix musicaux, esthétiques et scéniques. Lee Jaram adjoint à l’unique joueur de sori-puk (le tambour rond), un multi-percussionniste et un guitariste. Elle change de vêtements à vue au lieu d’arborer la robe traditionnelle de la chanteuse de p’ansori, et illustre ainsi en acte le travestissement de Sun-tòk (Shen Té) en Nam Jae-su (Shui Ta) lors du procès.
La performance habituelle de la chanteuse solitaire est complétée par trois comédiens qui interprètent les trois dieux. Enfin, Lee Jaram modernise le plateau de jeu qui traditionnellement ne comporte qu’une natte devant un paravent, et exploite avec brio les effets de lumières : à titre d’exemple, l’éclairage écarlate et la véhémence du chant et des percussions dramatisent à l’extrême la métamorphose de Sun-tòk en « tigresse » pour défendre son enfant ; quant aux jeux d’ombres chinoises, ils dévoilent les préoccupations bien vaines des trois dieux, qui ne semblent descendus sur terre que pour apprécier le bon vin.
À l’instar de Brecht qui préparait l’avènement du nouveau au sein de l’ancien, Lee Jaram renouvelle un genre traditionnel pour mieux livrer la satire de la Corée moderne.
Comédien et communauté dans le théâtre chinois et le p’ansori coréen
Les théories de Brecht sur l’art dramatique chinois, élaborées à partir de sa rencontre avec Mei-Lan fang, se retrouvent en partie dans l’art du p’ansori coréen. En Chine, l’enseignement du théâtre est subordonné à l’acceptation de règles et de normes inscrites dans les traités des maîtres, à la transmission immuable de gestes et de signes précis. Le comédien ne peut innover que sous le contrôle d’un public qui juge et compare : il ne saurait se fier à sa seule subjectivité. Les modifications qu’il apporte aux modèles mettent en jeu sa réputation, et le succès de sa performance dépend des attentes du public auxquelles il doit s’adapter.
Dans le cas du p’ansori coréen, l’innovation semble plus simple car le genre est d’une plasticité telle que l’on peut improviser des chants et choisir le rythme des textes que l’on narre. Mais on a pu reprocher à Lee Jaram le caractère expérimental et transgressif de sa création.
À ce titre, l’intérêt de Lee Jaram pour le personnage ambivalent de la « Bonne Âme » trouve une résonance intime : le dédoublement entre Sun-tòk et Nam Jae-su fait écho aux combats qu’elle doit mener pour imposer une création personnelle dans un genre très codifié, sublime et contraignant. De plus, l’art du p’ansori est très exigeant : la maîtrise des rythmes et de la voix, très complexe, ne s’obtient qu’au prix de nombreux sacrifices, si bien que peu d’artistes sont capables de l’interpréter. D’ailleurs, Lee Jaram, qui a représenté son spectacle pendant quatre soirs consécutifs au TNP, a formé depuis deux autres chanteuses pour la relayer au Festival d’Avignon, la performance physique et vocale étant par trop épuisante.
D’autre part, Brecht a montré dans L’Achat du cuivre que l’interaction entre la salle et la scène est une composante essentielle du théâtre oriental. Le public est impliqué en tant que juge, et les acteurs l’invitent à exprimer son appréciation, non sur le personnage représenté mais sur le travail dramatique lui-même : par le jeu d’un regard assumé et en l’absence de « quatrième mur », le public apprend l’art d’être spectateur. Pendant la représentation, le comédien « exprime qu’il sait les regards dirigés sur lui » et « se tourne de temps à autre vers le spectateur comme pour lui dire : « N’est-ce pas exactement ainsi ? » ». Cette interaction n’est pas crispée, les relations entre la salle et les acteurs étant analogues à celles qui se jouent dans un stade ou dans un club de jazz : la performance scénique est appréciée à la manière d’une prouesse sportive, acrobatique ou musicale, la réaction du spectateur est donc attendue et immédiate, et sa présence physique fait partie intégrante du spectacle. « La réaction immédiate du public fait partie intégrante du spectacle. »
Comme dans la tradition du théâtre chinois, la pratique du p’ansori repose sur une adhésion entre le chanteur et la salle, sur une culture commune entre le comédien et le public. On remarque à cet égard que Lee Jaram s’adapte aux lieux, aux coutumes et à la disposition d’esprit des spectateurs devant lesquels elle se produit, en transposant les références coréennes à la scène lyonnaise : ainsi, au TNP, ce n’est plus dans le fleuve Han mais dans le Rhône que Kyòn-sik s’apprête à se jeter. L’aviateur Sun de la pièce de Brecht devient un sommelier, et les références œnologiques permettent à la chanteuse d’instaurer avec la salle la convivialité d’un savoir partagé autour du « Beaujolais nouveau », puisque la Corée s’est ouverte au début des années 2000 à l’importation et à la dégustation du vin ; de même, l’ivresse érotique prend une tournante plaisante :
« Nous allons nous savourer comme le Merlot. »
Lee Jaram sollicite également la participation active du spectateur en lui expliquant comment se vit, se regarde et s’écoute un p’ansori.
En Corée, tout particulièrement, la tradition chamanique incite le public à se manifester physiquement : le spectacle est perçu comme un événement qui rassemble les énergies du groupe et en favorise la circulation, à l’image d’une communion entre le public, la chanteuse et les spectateurs entre eux. Est-ce là le modèle de démocratie dont rêvait Brecht ? Dans Effets de distanciation dans l’art dramatique chinois, le dramaturge note que le jeu du comédien chinois favorise une identification décalée du spectateur à son voisin : sur la scène « cet individu n’est pas le spectateur lui-même, c’est son voisin ».
De La Bonne Âme au Dit de Sichuan : convergences thématiques
La puissance de jeu de Lee Jaram, comme celle de Mei-Lan fang, puise autant dans les exemples canoniques que dans son expérience personnelle :
« Ce qui m’a touchée lorsque j’ai découvert La Bonne Âme du Sichuan, c’est à quel point le personnage de Shen Té me parlait au plus profond, et peu m’importait le reste, que ce personnage vienne d’une pièce de Tchekhov, Shakespeare ou d’un conte populaire. »
Le personnage de « la bonne âme » l’a conduite à découvrir l’œuvre de Brecht, qui est devenue pour elle un « modèle » dont elle apprécie l’humour et la verve satirique.
Le Dit de Sichuan opère également un détour par la Chine avec la création d’une Sichuan fictive qui fait office de paravent, même si la ville de Séoul se reconnaît aisément dans l’évocation des quartiers chics – avec l’allusion à peine masquée au « Tower Palace » – et des banlieues défavorisées – où le « Restaurant du cœur », qui incarne à la lettre la bonté nourricière de La Bonne Âme, est l’équivalent coréen de celui de Coluche.
La satire du « néo-néolibéralisme » est manifeste dès le prologue avec l’incantation anaphorique et polémique de l’argent :
« Argent! sans toi on n’a plus que ce cri : argent ! argent ! »
Comme dans La Bonne Âme, la démonstration du processus capitaliste atteint son apogée lorsque Nam Jae-su, « sapé chez les meilleurs faiseurs, vêtu du dernier costume à la mode », érige et dirige « les ateliers ultramodernes de la société Sichuan Gastronomie » dans le building du patron Pyòn, et bafoue « les conventions collectives » tout en redoutant une « manif aux bougies ». Par un tableau narratif distancié, Lee Jaram fait surgir le spectacle de l’exploitation des employés : « Regardons bien, regardons mieux, ils sont tous là ». La métamorphose de Kyòn-sik en bras droit zélé et malfaisant de Nam Jae-su s’exprime simultanément dans la narration (« Profil bas, filant doux, il a su gagner la confiance de son patron ») et dans le discours qu’il adresse aux ouvriers :
« Travailler plus pour gagner plus, telle est la loi !»
À la « Chanson du huitième éléphant » Lee Jaram substitue avec succès l’énoncé d’un slogan tout aussi mystificateur et manipulateur qui semble étrangement familier au public français. La chanteuse force à peine le trait en prêtant à Kyòn-sik le propos suivant :
« Et si vous avez encore du temps, apprenez donc l’anglais ! »
À l’instar de la pièce dont elle s’inspire, Lee Jaram livre aussi dans son p’ansori une violente satire religieuse et malmène les trois dieux bouddhiste, confucianiste et chrétien, qui représentent les trois doctrines officielles en Corée : « tombés du Ciel », ces « trois gars bizarres » sont autant de « cinglés qui croient qu’on pourrait encore vivre comme avant ». Les paroles stéréotypées qu’elle leur attribue – « Connaissez-vous la vérité du Bouddha? » – font écho aux prêcheurs de rue coréens qui sont l’équivalent de nos témoins de Jéhovah. L’épilogue interpelle violemment ces dieux dérisoires qui « prennent leurs grands airs et se nimbent dans les nuées » en se contentant de « voler au secours des puissants ».
Outre la parenté idéologique des deux œuvres – que l’on nuancera cependant plus loin – il est frappant de constater à quel point le jeu de Lee Jaram et la structure du p’ansori illustrent la théorie de la distanciation propre au théâtre épique et à l’art dramatique chinois.
Du théâtre épique au p’ansori coréen : convergences esthétiques
Tout d’abord, en tant que genre oral, le p’ansori privilégie la narration et la démonstration aux dépens de l’action. Comme dans l’art dramatique chinois, l’histoire et son articulation scénique précèdent le spectacle, et le comédien recourt à la citation pour introduire une coupure nette dans la représentation de l’intrigue. De fait, Lee Jaram émaille son p’ansori d’allusions détournées à d’autres p’ansoris bien connus du public coréen – Hervé Péjaudier et Han Yumi l’ont très bien montré – et introduit par là une rupture dans le jeu et dans le récit, afin de mieux instaurer une complicité entre la scène et la salle : à deux reprises, l’énumération gourmande et jubilatoire des plats coréens constitue un morceau de bravoure qui fait écho au Dit de Hùngbo (흥보가).
Le défilé des habitants orchestré par les dieux pour trouver une bonne âme est une référence parodique au Dit de Ch’unhyang ( 춘향가 ), dans lequel le chef du protocole rassemble toutes les courtisanes de la ville devant un gouverneur pervers, personnage auquel s’apparente d’ailleurs le patron Pyòn. Ce dernier, un peu plus loin, renvoie au Dit de Simch’òng (심청가), lorsqu’il exécute la lubrique « danse du pilon ». A l’instar de La Bonne Âme du Se-Tchouan qui joue sur l’enchâssement des tableaux et des fables, le p’ansori se cite lui-même en tant que genre dans Le Dit de Sichuan : lorsque les dieux adaptent la formule «Sésame ouvre-toi » en « style p’ansori », et lorsque le menuisier choisit la forme élégante du p’ansori pour présenter sa facture.
La séparation des éléments du spectacle, prônée par Brecht, se retrouve également dans le caractère composite du p’ansori, qui alterne différents rythmes, tonalités, chants et voix et concourt du même coup au caractère minimal de l’illusion dramatique.
De fait, loin d’instaurer une identification entre le public et les personnages, Lee Jaram assume à elle seule la polyphonie et joue en permanence de l’alternance entre trois postures énonciatives : celle de la voix narrative qui déroule le récit ; celle des protagonistes que la chanteuse interprète à tour de rôle en les introduisant par des didascalies et des commentaires ; et celle de l’artiste qui interrompt la narration et le jeu dramatique pour s’adresser directement au public, éveiller sa réflexion critique ou partager des expériences communes. Dans le prologue, Lee Jaram chante les sentiments mêlés que chacun peut éprouver à l’approche de l’été (douceur de vivre et sentiment poignant de solitude), puis elle se présente aux spectateurs et, par un glissement énonciatif, annonce le récit du Dit de Sichuan :
« Mais voilà venu le moment où Lee Jaram change de ton, elle va se mettre à vous raconter une histoire… ».
Par ce geste auto-référentiel, la chanteuse opère d’emblée un processus de distanciation.
Lorsqu’elle interprète les personnages, sa performance s’apparente à ce que Brecht nommait la détermination du « Non pas-Mais » :
« Le comédien ne va jamais jusqu’à se métamorphoser intégralement en son personnage, il montre son personnage […] mais il n’essaie pas de s’imaginer ou de faire croire qu’il s’est pour autant métamorphosé ».
L’acteur oriental met à distance son personnage en indiquant qu’il est le fruit d’un travail théâtral : « Lorsqu’on regarde un comédien chinois, on ne voit pas moins de trois personnages, simultanément, un qui montre, et deux qui sont montrés » : l’individu, l’acteur et le personnage. De la même manière, Lee Jaram exhibe son travail artistique à chaque fois qu’elle joue un personnage.
Les mimiques et les gestes, les jeux d’éventail, la musicalité et les onomatopées instaurent des différenciations caractérisées : « Ppaengppaeng » (뺑뺑) pour ainsi Mme Ppaeng, « Pyòn, Pyòn, Pyòn, Pyòn » (변변변변) pour le patron Pyòn. Le jeu sur la variation et l’alternance des voix, des accents, des chansons ne vise pas à une identification du public avec les personnages mais à une reconnaissance mutuelle avec la salle. Lee Jaram introduit d’ailleurs des pauses dans le récit pour interpeller directement le public, en lui rappelant qu’il est en train d’assister à un spectacle, brisant par-là l’illusion dramatique :
« Il paraît qu’en Europe on raconte une histoire exactement dans le même genre, encore aujourd’hui ! »
Par essence, le p’ansori est un art de la concision [7] : à un décor surchargé, on préfère la sobriété de la natte et du paravent ; à la profusion d’acteurs, on oppose la solitude du chanteur et du musicien.
À l’économie du spectacle s’associe la parcimonie du geste, que Brecht admire chez le comédien chinois, et que l’on peut également saluer chez Lee Jaram qui se meut avec aisance et justesse, habite l’espace scénique avec une parfaite maîtrise du geste et du mouvement, en une performance dramatique où s’inscrivent tout ensemble étonnement, vigilance et dynamisme. Selon Brecht :
« C’est ainsi que le comédien chinois obtient la distanciation : on le voit observer ses propres mouvements ».
En portant un regard étranger sur son interprétation, « l’artiste souhaite donner l’impression de l’étrange, de l’insolite ». La théâtralité du jeu de Lee Jaram est d’autant plus remarquable qu’elle reste sobre : la plasticité des expressions, la virtuosité des mimiques font de ce p’ansori une performance à mi-chemin entre le conte et le « one woman show », entre le théâtre de cabaret et l’opéra.
Enfin, comme le théâtre chinois et le théâtre épique, le p’ansori fait la part belle à l’humour, dans le geste et dans la parole. Il en va ainsi des formulettes avec lesquelles Lee Jaram introduit l’arrivée de tel ou tel personnage, ou des onomatopées dont elle ponctue son récit : bafoués par les humains, les dieux
« sentent leur dignité qui se brise d’un coup sec, cassée net, jjwak ! ».
Le registre populaire (« menuisier de mes fesses », « Nam Jae-su et sa grande carcasse ») contraste de manière comique et paradoxale avec les envolées lyriques :
« Le cœur de Sun-tòk se défroisse, comme une rouge fleur épanouissant les volutes nuageuses de ses pétales.»
Enfin, la bonté caricaturale de Sun-tòk prête à rire : lorsqu’un pickpocket lui vole son portefeuille, elle le rattrape pour lui donner sa montre.
Les métamorphoses de La Bonne Âme : prolongement et détournement
Si Le Dit de Sichuan emprunte de nombreux motifs à La Bonne Âme du Se-Tchouan, il demeure toutefois une création à part entière, qui s’approprie certains éléments de la pièce de Brecht tout en la détournant.
Tout d’abord, le p’ansori s’inscrit dans une tradition orale et relève avant tout de l’art du conteur et du chanteur : son interprétation met en œuvre des choix rythmiques et musicaux qui portent et encadrent le récit. Il puise à des sources transcrites tardivement et a posteriori. L’adaptation par Lee Jaram de La Bonne Âme du Se-Tchouan opère donc un retour de l’écrit vers l’oralité et l’improvisation. À l’inverse, la pièce de Brecht est d’origine littéraire, même si elle adopte l’esthétique et les procédés de la narration, et le Song n’y figure que comme élément détachable de l’ensemble. Dans Le Dit de Sichuan, la parole dramatique n’est assumée que par une seule comédienne qui installe une continuité là où Brecht recherchait une rupture, même si elle assure la diversité des points de vue et des voix par des intermèdes chantés empruntés aux quatre coins du monde : rock’n’roll, rythmes chamaniques, ou samba. On pourrait encore objecter que Lee Jaram n’est pas seule sur scène, eu égard à la présence des trois acteurs incarnant les dieux, mais leurs interventions, réduites au minimum, ne s’inscrivent à proprement parler dans aucune tradition théâtrale – si ce n’est celle de l’anti-jeu. Leur performance est essentiellement d’ordre chorégraphique, comme si ces personnages ne pouvaient que proférer une parole mécanique et se mouvoir de manière robotique, sans parvenir à s’incarner véritablement : relégués dans un entre-deux scénique, dans des limbes dont ils ne sont que des émanations éthérées et inconsistantes, ils ne peuvent joindre le geste à la parole et manifester une présence véritable.
D’autre part, Brecht et Lee Jaram exploitent différemment la tension entre l’éloignement et la proximité : Brecht inscrit sa pièce dans un ailleurs utopique et une temporalité achronique, en une distanciation critique qui permet de mieux démontrer l’enclenchement des processus capitalistes en Occident. À l’inverse, Lee Jaram improvise et transpose les références coréennes à l’usage d’un public français pour instaurer une connivence avec la salle et lui permettre de saisir la cruauté du système « néo-néo-libéral » en Corée.
Là où Brecht joue de l’éloignement, Lee Jaram suscite le rapprochement pour rendre présent et visible ce qui est lointain et peu connu en France : c’est ainsi qu’elle homogénéise la concentration financière et journalistique des pouvoirs sous le mot-valise de « Lagabouygbollo », très éloquent pour les spectateurs français. Ces effets de proximité doivent beaucoup au talent et à l’ingéniosité des traducteurs, Han Yumi et Hervé Péjaudier, qui s’autorisent certaines licences pour mieux impliquer le public : ainsi lorsque Lee Jaram détourne le nom du parti présidentiel de « Notre Pays » en « Mon Pays », la tentation est grande de le faire précéder du mot « Union » pour obtenir un sigle très familier !
En outre, Lee Jaram condense au maximum l’intrigue pour ne conserver que la trame essentielle de la fable (moins de personnages et moins de rebondissements). Elle atténue l’importance de certains personnages-relais tels que Wang, le porteur d’eau auquel les dieux brechtiens confient la mission de pérenniser l’existence de la « bonne âme » : dans le p’ansori, Wang s’est transformé en marchand de poisson-de-pain et n’apparaît qu’au début de la fable pour leur présenter Sun-tòk. Lee Jaram supprime également l’effet de surprise lié à l’apparition d’un nouveau personnage : la première métamorphose de Sun-tòk en Nam Jae-su est directement révélée par la chanteuse, elle ne se produit pas dans les coulisses. Cette économie narrative laisse toute la place à la satire nationale, comme en témoignent les plaisanteries relatives aux mœurs contemporaines : la surenchère d’anglicismes (le « bitter sweet » ou le « cheese »), le « bogosse » ténébreux représenté par Kyòn-sik, mais aussi le culte de la fashion victim dont la jeune fille, court vêtue et virtuose de la « wave dance », est la caricature. C’est d’ailleurs en relation avec le diktat de la mode que Lee Jaram substitue à la prostituée Shen Té le laideron Sun-tòk, dont l’âme est « aussi généreuse que ses chairs ». La discrimination sociale change de paradigme : ce n’est plus la putain mais la fille obèse qui est mise au ban de la société.
Lee Jaram donne à son p’ansori une portée plus directement contestataire : là où Brecht pratiquait le détournement, la chanteuse évoque des réalités politiques transparentes pour un public coréen. Elle inscrit explicitement l’intrigue dans la Corée contemporaine malgré le détour par une Sichuan fictive qui emprunte les traits de Séoul. Le brouillage spatio-temporel introduit par le « il était une fois », qui ancre traditionnellement le récit dans un merveilleux atopique et atemporel, est immédiatement démenti par la précision « quelque part en Corée du Sud » où règne le « néo-néo-libéralisme ». Le p’ansori est émaillé de références lisibles à l’actualité économique :
« Le pays a un PIB à 200 000 dollars, mais nous, on a toujours faim ».
La distanciation marquée par l’évocation de titres anciens comme ceux du chambellan Choe, « qui aime tant les pots-de-vin », ne masque pas la dénonciation du parti politique au pouvoir : derrière Pak Myòng-su de « l’Union pour mon Pays » transparaît le président Lee Myung-bak.
Enfin, la dualité Nam Sun-tòk/Nam Jae-su n’a pas la même signification philosophique pour Lee Jaram que pour Brecht. Selon l’analyse du professeur Kim Jong-cheol, le succès rencontré par La Bonne Âme du Se-Tchouan en Corée provient du fait que les interprètes et spectateurs ont en mémoire Le Dit de Hùngbo, qui met en scène deux frères que tout oppose : Hùngbo, bon et pauvre, est persécuté par son frère Nolbo, riche et méchant, mais il finit par triompher grâce à l’intervention du merveilleux. L’antagonisme entre « l’ange » et « le fléau des faubourgs » coexiste et s’autonomise donc dans ce p’ansori traditionnel, pour mieux récompenser la bonté in fine. Le déchirement entre le désir d’être bon et la nécessité d’être méchant prend une résonance particulière en Corée, en relation avec la tradition confucianiste qui frappe de déshonneur les mauvaises conduites, comme le précise Lee Jaram dans son prologue :
« Autrefois on mettait un point d’honneur à offrir la plus belle part de gâteau de riz à la personne qu’on appréciait le moins. »
Au contraire, dans la pièce de Brecht, l’ambivalence entre Shen Té et Shui Ta ne se concrétise pas en des entités distinctes et, loin de consacrer le triomphe de la morale, elle ne connaît pas de résolution satisfaisante. L’épilogue de Lee Jaram est à cet égard très différent de celui que concevait Brecht : il donne libre cours aux appréciations subjectives de la chanteuse, qui délivre ses propres conclusions en fustigeant les personnages par des commentaires ironiques. Paradoxalement, la virulence des propos sur le désengagement des dieux (« Filez, bande de salauds ! ») ne remet pas en cause la confiance accordée au Ciel. On relèvera d’ailleurs que les dieux n’accordent pas de concession finale à Sun-tòk et que leurs dernières paroles enjoignent à la bonté « sans retenue ».
En conclusion
Le P’ansori-Brecht constitue donc un événement dramaturgique inédit, en opérant un mouvement d’aller-retour entre l’Occident et l’Orient : un Européen conçoit à l’usage des Européens une intrigue qu’il situe en Chine, et par un effet de retour une Asiatique s’approprie cette histoire, l’intègre au répertoire des p’ansoris, et la joue en France en transposant certaines de ses références à l’intention des occidentaux. La Bonne Âme du Se-Tchouan, texte littéraire et dramatique, est interprétée en Corée sous une forme contée, musicale et chantée : Le Dit de Sichuan, comme son nom l’indique, renoue donc avec l’oralité, en une chanson de geste burlesque et moderne, et garantit du même coup la circulation universelle et intemporelle de la parabole du Se-Tchouan.
Dans ce p’ansori coréen, la distanciation fonctionne à plein grâce au dépaysement culturel qui ne peut, de prime abord, susciter qu’étonnement et sentiment d’étrangeté pour un public français : on découvre une conception différente de la musicalité et de la tonalité, on entend une langue étrangère, et on observe une pratique dramaturgique très éloignée des traditions européennes. En outre, l’interaction souhaitée entre la salle et la scène est peu familière au spectateur français qui demeure raide sur son siège et comme « pénétré », selon la formule de Jean-Pierre Jourdain – directeur artistique délégué au projet du TNP et instigateur éclairé de cet échange franco-coréen. Grâce à la performance extraordinaire de Lee Jaram, le public français a pu (ré)apprendre l’art d’être spectateur.
Florence Codet, 6 juillet 2011
Remerciements
Avec tous mes remerciements au TNP pour m’avoir autorisée à télécharger les photos du spectacle, ainsi qu’à Jean-Pierre Jourdain pour avoir accordé à « L’Arrache-page » (ancien blog des Conservateurs de bibliothèques de l’Enssib, 2011-2012, DCB 20) une interview sur cet événement artistique.
Addenda
- 1L’autrice de cet article utilise la romanisation McCune-Reischauer.
Notes
- [1] In Bertolt Brecht ou le Petit contre le grand, Aubier Montaigne, Paris, 1981.
- [2] Toutes les références culturelles, artistiques et sociales sur la Corée du Sud dans cet article s’inspirent des commentaires et annotations du Dit de Sichuan par le Pr. Kim Jong-cheol (김종철), Han Yumi (한유미), Hervé Péjaudier, Lee Jaram (이자람) et Nam In-woo (남인우), Imago, Paris, 2010.
- [3] Selon la définition de Nam In-woo, op. cit., p. 19.
- [4] Comme l’explique le professeur Kim Jong-cheol , op. cit., p. 7.
- [5] Deux films d’Im Kwòn-taek (임권택) ont contribué à réactiver la mémoire du p’ansori et ont été largement diffusés en Occident : La Chanteuse de p’ansori en 1993, puis Le Chant de la fidèle Ch’unhyang qui a été présenté en compétition officielle à Cannes en 2000.
- [6] Tel celui de Kim Chi-a intitulé Les Cinq Voleurs (les grandes entreprises, les députés, les hauts fonctionnaires, les généraux et les ministres) et qui a coûté à son auteur huit années de prison, comme l’explique Han Yumi, op. cit., pp. 103-104.
- [7] Comme le précise Nam In-woo, op. cit., p. 20.
Bibliographie
- Banu, Georges: Bertolt Brecht ou le Petit contre le grand, Aubier Montaigne, Paris, 1981.
- Brecht, Bertolt : Écrits sur le théâtre. 1 ; textes français de Jean Tailleur et Guy Delfel et de Béatrice Perregaux et Jean Jourdheuil, l’Arche, Paris, 1989.
- Brecht, Bertolt : Écrits sur le théâtre. 2 ; textes français de Jean Tailleur et de Édith Winkler, l’Arche, Paris, 1979.
- Lee Jaram : Le Dit de Sichuan ; texte traduit et présenté par Han Yumi et Hervé Péjaudier ; préface du Pr. Kim Jong-cheol ; avant-propos de Lee Jaram et notes d’intention de Nam In-woo, Imago, Paris, 2010.
Archives
- Retrouvez les archives du deuxième p’ansori de Lee Jaram, présenté au TNP en 2012 et en 2013 : Ukchuk-ga – Le dit de Femme Courage (이자람의 억척가)
- Retrouvez également les photos d’un autre spectacle coréen programmé en 2011 au TNP : 7 ways, de et par Geumhyung Jeong (정금형).
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