Sommaire
Présentation de la plus ancienne épigraphe de Corée, par Olivier Bailblé, maître de conférences en études coréennes, membre de l’Institut de recherches asiatiques (IrAsia), membre associé du Centre de recherches linguistiques sur l’Asie orientale (CRLAO).
Introduction
La stèle de Chŏmje (점제현신사비) est localisée en Corée du Nord dans la province du P’yŏng’annamdo. En 1913, pendant l’occupation, deux chercheurs japonais découvrent par hasard ce cippe qui, s’il date bien de l’époque des commanderies chinoises (-108 ; 313), serait la plus vieille épigraphe de Corée. Malgré l’état d’endommagement du monument, on peut lire la plus grande partie du texte rédigé en chinois classique caractéristique de la dynastie des Han. Tout comme la majeure partie des textes coréens de la période antique, cette stèle n’a encore jamais fait l’objet d’une traduction en français. Cet article se veut être les prémices d’un travail systématique sur ce type de monuments qui permettra aux locuteurs francophones d’appréhender la culture coréenne antérieure à la création de l’alphabet coréen (XVe siècle).
Découverte et problèmes relatifs à sa datation
La stèle de Chŏmje est découverte au début de la colonisation japonaise (1910-1945). En septembre 1913, Sekino Tadashi et Imanishi Ryū [1], deux historiens employés à l’époque au sein du Gouvernement général de Corée [2], décident de partir en expédition dans la province du P’yŏng’annamdo, au sud-ouest de Pyongyang (actuel canton du Yonggang). Ils signalent alors la présence d’une pierre dressée, perdue au milieu d’un lieu-dit dénommé ŏŭl, qui va s’avérer être les ruines d’un ancien fortin en terre. D’après eux, le monument en question aurait été érigé pendant l’époque des garnisons chinoises autour du Ier siècle de notre ère. La conclusion de Sekino Tadashi et d’Imanishi Ryū sur la période précise de son érection est par la suite sujette à caution entre certains universitaires. Et pour cause : la partie des caractères chinois qui concerne précisément la datation est presque illisible. Pour autant, les deux érudits nippons croient distinguer les caractères suivants au début du texte :
元和二
Les deux premiers idéogrammes correspondent à l’ère de l’empereur de Chine [3], et le troisième caractère est le chiffre « deux ». Autrement dit « deuxième année de l’ère He », c’est-à-dire 85 après Jésus-Christ. D’ailleurs, dans le « Livre des Han postérieurs », il est écrit que l’empereur de Chine Han Zhangdi a demandé à son peuple de pratiquer des rites sacrificiels et des offrandes chamaniques auprès des « esprits des montagnes » en l’an 85 de notre ère. Or ce texte très court fait précisément référence à des rites chamaniques. Tous ces éléments permettent d’accréditer la thèse des chercheurs japonais.
Étymologie et contenu de la stèle de Chŏmje
En coréen, cette stèle est appelée Chŏmjehyŏn sinsabi. Le terme Chŏmje provient de deux caractères chinois chŏmje (점제~秥蟬) qui sont en fait le nom à cette époque d’un des vingt-cinq comtés hyŏn (현~縣) de la commanderie chinoise de Nangnang (Lelang en chinois). Le terme sinsa (신사~神祠) est un « lieu sacré » et le bi signifie « stèle » (비~碑). Chŏmjehyŏn sinsabi peut donc se traduire par « stèle sacrée du comté de Chŏmje ». Ce monument est précieux à plus d’un titre car il n’y a pratiquement aucune ressource écrite au début de l’occupation chinoise. La plupart d’entre elles sont des inscriptions sur des pièces de monnaie, des colliers, du carrelage traditionnel, des ustensiles pour la vaisselle, divers instruments en fer ou en bronze (comme des cloches), en tout cas avec très peu de caractères chinois. Il faudra attendre le IIIe et IVe siècle pour avoir la possibilité de lire des textes issus du Koguryŏ et du Paekche, malheureusement ces derniers sont également mal conservés. D’ailleurs c’est une autre particularité de la stèle de Chŏmje. Malgré son mauvais état, on peut lire relativement bien le texte et en comprendre sa teneur chamanique. Les rites chamaniques sont importants depuis la période des Trois Royaumes. Dès l’antiquité la population procédait en effet à ces usages pour que les ancêtres et les esprits soient favorables à différents évènements (en lien notamment avec la chasse, la pêche, les récoltes), ou encore pour accompagner l’âme des morts dans l’au-delà. Concernant la stèle de Chŏmje, il est probable que le chef de ce comté ait érigé, pour ses habitants, cette sépulture en l’honneur des esprits sacrés des montagnes, reprenant ainsi le décret de l’empereur de Chine. Il s’adresse notamment aux divinités du P’yŏngsan, « les montagnes paisibles », en leur implorant des pluies abondantes pour les récoltes. Une autre ligne évoque la santé et la sécurité des habitants du comté, et prie pour que ces derniers soient à l’abri des brigands et des animaux sauvages. La stèle de Chŏmje n’est pas la seule sépulture à avoir été retrouvée au début du XXe siècle. Si d’autres objets du Ko Chosŏn ont été découverts dans la région, la stèle de Chŏmje a de toute évidence été influencée par la culture chinoise. En effet, faire apparaître le nom de l’ère du règne de l’empereur en cours au début du texte est une caractéristique des stèles de la dynastie Han. Même si cette partie est difficilement lisible, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une date introductive typique de l’époque.
Nature du cippe
La stèle est issue d’une pierre naturelle. Son style est typique du Koguryŏ, les phrases et la calligraphie sont d’ailleurs semblables au cippe de Kwanggaet’o. La pierre dressée de Chŏmje est haute de 152 cm, large de 110 cm, et possède 13,2 cm d’épaisseur. La partie supérieure est grandement endommagée. Une des faces de la pierre a été volontairement nivelée pour graver plus aisément les caractères, répartis sur sept rangées en verticale. Le texte est écrit en chinois classique en utilisant « l’écriture des clercs » en coréen yesŏch’e (예서체~隷書體) [4].
Traduction de la stèle en l’état
□□□[5] 年四月戊午-蟬長浡□
année-quatre-mois-tige céleste-midi-Chŏmje (nom propre) -chef-vigoureux
[…] au cours du quatrième mois de l’année du cheval, le chef du Chŏmje courageusement […]
□建丞屬國會□□□□□
fondation-aide-vassal-état-rassembler
[…] a fondé l’état vassal de Sung [6] (Yodongsokkuk) et se réunit avec […]
□神祠刻石辭曰
esprit-cippe-graver-pierre-texte-dire […] Sur la stèle, nous avons écrit ceci :
□平山君德配代嵩□□□□
paix-montagne-seigneur-morale-correspondre-remplacement- haut
[…] seigneur de P’yŏngsan, ta vertu est en harmonie avec les monts Tae [7] et Song […]
□佑-蟬興甘風雨惠閏土田
Protection- Chŏmje-et-douceur-vent-pluie-faveur-abondance- terre-champ
[…] protège le canton de Chŏmje, amène-nous un vent léger, des pluies abondantes, que nos terres soient riches.
□□壽考五穀豊成盜賊不起
Longue vie-examen-cinq-céréales-abondant-finir-voleur-traitre-ne pas-apparaître
[…] vivent longtemps, qu’ils aient suffisamment à manger, que les voleurs et les traitres disparaissent.
□□蟄藏出入吉利咸受神光
Hiberner-cacher-sortir-rentrer-chanceux-avantage-tout-recevoir- esprit-lumière
[…] disparaissent, que la prospérité advienne, que nous tous recevions ta lumière divine.
Conclusion
La question de l’authenticité et de la véracité de la stèle de Chŏmje est encore aujourd’hui remise en question par certains historiens sud-coréens plutôt conservateurs. Ils s’étonnent par exemple du fait qu’il y ait très peu de photos de ce monument [8]. Il est vrai qu’il n’existe pratiquement aucun cliché récent disponible. Ils sont en noir et blanc et ont été visiblement pris durant la colonisation. Cela peut peut-être s’expliquer par l’attitude de la République Populaire Démocratique de Corée qui ne cherche pas non plus spécialement à rappeler la domination chinoise sur la Corée pendant quatre cents ans. Ces historiens sud-coréens sont également surpris par la découverte soudaine des archéologues japonais. Comment se fait-il que cette pierre n’a pas été répertoriée sous le Chosŏn alors même qu’elle se trouvait en plein milieu d’un champ ? Il faut rappeler qu’au XIXe siècle, les autorités royales avaient ordonné que de hauts fonctionnaires, tels que Tasan, recensent les monuments et sites historiques de tout le royaume. Comment les yangban ont-ils pu passer à côté ? En réalité, ces intellectuels sud-coréens soupçonnent surtout les Japonais d’avoir délibérément falsifié des objets afin de venir alimenter un discours présentant une « Corée coloniale millénaire », justifiant ainsi la présence japonaise au début du XXe siècle. Pour autant, il existe tout de même bel et bien un consensus autour de cette stèle, la majorité des
scientifiques sud-coréens et étrangers (archéologues, historiens etc.) s’accordent à peu près tous sur la datation de ce cippe. Chŏmjehyŏn sinsabi est d’ailleurs présent sur le site du ministère de la culture de la Corée du Sud.
Notes
[1] Des fouilles archéologiques de grande ampleur ont été menées par les Japonais pendant la période de la colonisation, en particulier dans les provinces coréennes aux abords de Pyongyang. Plusieurs chercheurs de l’université impériale de Tokyo eurent un rôle moteur, dont Imanishi Ryū, historien et archéologue (futur professeur à l’université impériale de Kyoto).
[2] Le Gouvernement général de Corée est l’appellation officielle de l’administration nippone chargée de gérer la « province coréenne » de l’empire du Japon entre 1910 et 1945.
[3] Nom de l’ère de l’empereur Han Zhangdi (84-87 après Jésus-Christ).
[4] Ancien style de calligraphie chinoise, créé par Cheng Miao au IIIe siècle avant notre ère.
[5] C’est ici, au début du texte, que les archéologues japonais croient distinguer l’ère de l’empereur de Chine.
[6] Yodongsokkuk était un état vassal de l’empire des Han, localisé à l’ouest de la péninsule coréenne, plus connu sous l’appellation chinoise de Liaodong. Ce passage est particulièrement difficile à interpréter à cause des caractères devenus illisibles.
[7] Ces montagnes correspondent aux montagnes sacrées du taoïsme en Chine. Le caractère dai 代 est de nos jours écrit différemment. Mais il est fort probable qu’à cette époque, il s’écrivait de cette manière. Aujourd’hui, ce caractère est composé de deux graphies, la « montagne » (山) dans la partie inférieure, et la « génération » ( 代 ) dans la partie supérieure, exprimant le fait qu’elle est l’ancêtre des monts sacrés (岱).
[8] Les chercheurs japonais avaient pour habitude de réaliser des calques sur place, et préféraient examiner les documents découverts dans un lieu adapté.