Sommaire
La critique qui suit a obtenu le 3ème prix du concours « A la découverte des grandes œuvres de la littérature coréenne » en septembre 2017. D’après la traduction française de Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot, Le Serpent à plumes, 2015*.
« Bonjour, je cherche La Végétarienne de Han Kang, s’il vous plaît.
– Vous le trouverez au rayon « Bien-être » sur la mezzanine. »
Un peu perplexe, je suis les consignes du libraire : point de roman à cet endroit, comme on pouvait s’y attendre. L’une de ses collègues s’empresse alors de me le commander.
Ce quiproquo initial augurait de l’ambiguïté d’un chef-d’œuvre inclassable, tour à tour polémique et onirique, fantastique et philosophique, macabre et poétique. Du refus de la chair animale à la métamorphose végétale, cette intrigue conçue en triptyque questionne les conventions sociales, interroge les normes et exhume les identités multiples qui coexistent au sein de l’être. Et par un trait de génie et une écriture éblouissante, l’auteur crée des contrastes inattendus, fait jaillir l’effroi de l’ordinaire comme la beauté du tragique, et déroute le lecteur par des détours inédits.
L’omniprésence de la chair
Contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, la maltraitance animale et les considérations d’ordre écologique ne font pas l’objet d’un discours militant dans le récit. Pour autant, la chair y est omniprésente, dans la crudité, l’obscénité ou la jouissance, renvoyant à l’animalité autant qu’à la violence en société.
Même si l’héroïne, Yŏnghye,1 adopte un comportement vegan plutôt que végétarien, l’auteur ne précise pas ce point et la spécificité de ce régime est très rapidement évacuée dans les dialogues, à travers des discours convenus : un phénomène « à la mode » auquel on souscrit pour trois raisons essentielles (diététique, écologique ou religieuse). Comme par ironie, l’argument thérapeutique d’un régime sans viande (la théorie des constitutions de Yi Che-ma) survient au moment où l’héroïne dépérit. Mais son déclin n’est pas tant d’origine nutritionnelle que psychologique, il émane d’un rêve qui a partie liée avec la nature animale et meurtrière de l’humain : « Tu ne peux pas imaginer comme c’était intense, cette sensation des dents qui mâchaient la chair crue. » Aux sources du cauchemar, la mise à mort réelle de son chien Blanc, scénarisée dans le rêve par le vêtement blanc souillé de sang, et la consommation de l’animal domestique qui s’apparente au cannibalisme : « Par-dessus la mixture, je vois apparaître ces yeux qui me regardaient tandis qu’il galopait tout en crachant un sang mousseux.» En découle un rejet post-traumatique des produits d’originale animale (« C’est mon cœur qui souffre […]. C’est à cause de la viande. J’en ai trop mangé. Toutes ces vies sont coincées là. »), qui a pour corollaire la présence obsédante de la chair et de la bestialité dans le récit.
La chair jaillit sous toutes ses formes : alimentaire (sacs de viande congelée, mets carnés, gastronomie), sanglante (cadavres humains et animaux, yeux injectés de sang et veines saillantes), médicale (corps souffrant ou convalescent de l’héroïne, corps saignant de sa sœur Inhye), sexuelle (chair désirée, désirante ou violée). La nudité de Yŏnghye est fréquemment évoquée, notamment celle de ses seins, sur un ton caustique, poétique ou pathétique selon les cas, prélude à l’évocation générale du corps dans ce qu’il peut avoir de normé ou de disgracieux (la chirurgie esthétique, les bedaines…). L’économie du récit réserve un sort particulier à la bestialité : Yŏnghye traitée par son mari comme « une femme de réconfort » lorsqu’elle lui reproche son odeur de viande, ébats rugissants de Yŏnghye et de son beau-frère, exploitation pornographique de Chunsu, mentions récurrentes de lèvres grasses et saturées de convoitise.
La posture végétarienne de Yŏnghye, marginale dans le récit, déchaîne en retour une violence collective et prédatrice : « Regarde-toi donc ! Si tu ne manges pas de viande, ce sont les autres qui vont te bouffer ! » La violence est physique (paternelle, conjugale), médicale (les soins s’apparentent à un carnage, l’acharnement thérapeutique soulève la question du droit à mourir), mais aussi psychologique et verbale en ce qu’elle résulte d’une impuissance et d’une incompréhension mutuelles. On peut mentionner aussi la violence militaire : allusive ici (la guerre du Vietnam, les femmes de réconfort), mais développée dans une autre
œuvre de Han Kang, Celui qui revient (assassinat des civils à Gwangju en 1980 et amoncellement de leurs corps dans des gymnases transformés en morgues). Même si la compassion n’est pas tout à fait absente, le poids des conventions opprime l’individu. Tout manquement aux codes conjugaux (adultère), professionnels (« S’il y avait eu le moindre pot prévu avec des collègues, je ne serais pas revenu à l’hôpital à cette heure-là. »), familiaux et claniques est sévèrement puni : c’est ainsi que Yŏnghye devient la proie d’un rite sacrificiel lorsqu’elle affirme sa différence face au clan et déclare sans contrition : « Je ne mange pas de produits animaux. » Le refus de cette cérémonie consensuelle où l’on dévore collectivement déclenche une hystérie générale : ceinturage et maltraitance de « l’animal acculé » qui tente de se suicider.
Une tension entre la folie et le merveilleux
La désobéissance au pacte social et à ses normes alimentaires est perçue comme une transgression des règles collectives. Pourtant, il s’agit davantage d’une confrontation entre des mondes et des logiques incompatibles : l’orientation fantastique du récit ouvre sur un univers étrange où s’opère une tension entre la folie et le merveilleux.
Si la pathologie de l’héroïne trouve une dénomination clinique in fine (« anorexie » et « schizophrénie »), elle s’exprime tout au long du récit sous la forme d’une auto-analyse qui révèle une représentation morcelée de soi en vampire, en fauve, en proie, en bourreau et en victime : « L’impression d’avoir assassiné quelqu’un de mes propres mains, ou bien d’avoir été assassinée ». Plusieurs scènes rêvées ou vécues montrent sa fascination et sa répulsion envers le sang (« cette couleur vermeille et ce goût douceâtre, bizarrement, semblaient exercer sur moi un effet apaisant »), qui se doublent d’une ambivalence émotionnelle face à la violence de ses proches (« J’ai toujours été prise de frayeur en voyant une personne découper quelque chose sur une planche. Même quand c’était ma sœur, ou ma mère […]. Je détestais ça, je ne pouvais pas le supporter. Du coup, je me montrais particulièrement affectueuse à leur égard. »).
Son rejet de la chair animale a pour corollaire l’effroi face au double monstrueux qu’elle abrite et qu’elle ne peut accepter : « Mon visage, cette lueur dans mes yeux. C’était une face que je voyais pour la première fois et en même temps c’était la mienne, sans aucun doute possible. Non, au contraire, c’était un visage que j’avais vu un nombre incalculable de fois, mais ce n’était pas le mien. »). Elle semble captive d’un désir macabre dont elle cherche néanmoins à s’émanciper : « j’ai l’impression que je suis devenue quelqu’un d’autre qui jaillit du fond de moi pour me dévorer », et ses propos évoquent l’ivresse du sang, le désir de tuer des oiseaux (avec une scène très ambiguë), des rêves où elle coupe des têtes, une salivation devant l’étal d’un boucher. La posture végétarienne fonctionnerait alors comme un modèle de contre-identification à cette image « si familière et si nouvelle » que l’on peut avoir de soi : « On dirait que je suis de l’autre côté de quelque chose. Derrière une porte sans poignée. Ou bien ne fais-je que m’en rendre compte maintenant alors que c’est là que j’ai toujours été ? » Sa vision d’elle-même en plante prend-elle racine dans le rejet de sa part carnassière ?
L’atmosphère fantastique s’accentue lorsque les angoisses et les visions de Yŏnghye, que l’on pourrait imputer à la folie, deviennent contagieuses : son mari rêve de meurtres et Inhye perçoit en songe le fantasme végétal de sa sœur. Surtout, son beau-frère éprouve à son tour le sentiment de l’angoissante méconnaissance de soi : « Ce qu’il avait accompli pendant dix ans lui échappait, ne lui appartenait plus à lui, mais à quelqu’un qu’il avait connu ou, plutôt, qu’il avait cru connaître. » Il rejette les formes de la violence dans ses créations : « Il ne pouvait plus supporter ces visions de la réalité […]. Elles lui soulevaient le cœur et bloquaient sa respiration. » La haine de soi, la honte des désirs pornographiques tourmentent cet artiste dont le projet est très ambigu : d’une part, il rejette la nudité gratuite et dessine des corps « fermes et paisibles, au point d’annuler l’effet provocateur des situations évoquées » ;de l’autre, il se représente en être bestial et meurtrier :« Qui était alors cet homme décapité qui la pénétrait en position assise tout en lui étreignant le cou, comme pour l’étrangler ? »
C’est pourtant l’expérience commune d’un érotisme floral et d’un accouplement cosmique qui permet la métamorphose de Yŏnghye en végétal et ouvre les voies du merveilleux. Le beau-frère partage la pensée magique de l’héroïne : « Il avait senti en elle la force d’un arbre de la forêt que nul n’aurait jamais élagué. » Il perçoit dans le « pétale verdâtre » de la tache mongolique « un signe à la fois fort et indéchiffrable […] lié à son destin », et décèle le caractère énigmatique de ce stigmate : « elle évoquait […] des temps très anciens, antérieurs à l’évolution des espèces, ou une sorte de trace de photosynthèse, en tout cas quelque chose de végétal qui n’avait rien de sexuel. » C’est lui qui, par ce rituel artistique à la fois sublime et grotesque, opère une transmutation de la chair désirante en plante dont la jouissance est végétalisée : « jus frais » à « l’odeur d’herbe » de la semence féminine sous l’action du « pistil » rouge. Au-delà de toute morale, dans un élan de liberté, l’homme-sorgho qui est aussi homme-oiseau conduit Yŏnghye à cette révélation, à cette transformation en fleur enflammée aux seins dorés, puis en flammes vertes : « on aurait dit qu’elle avait envie de copuler avec les rayons du soleil, avec la brise. » Le vidéaste sublime ses désirs en découvrant le corps hiératique de sa belle-sœur, son visage de « bonze », ses fesses marquées du « sourire de l’ange » et le naturel avec lequel elle exhibe sa nudité : « il avait l’impression que cette femme qui acceptait tout cela avec tant de naturel était un être sacré, ni humain, ni animal, une réalité autre située entre la plante et la bête. »
Éclatement des voix et des identités
Deux logiques et deux cycles vitaux coexistent sans jamais se croiser, et c’est dans cette inadéquation entre le monde quotidien et les désirs individuels que réside le tragique : puisque l’héroïne est un arbre et non un humain, sa morbidité n’est que le signe incompris d’une soif de vie et d’innocence. Ce récit polyphonique explore jusqu’au vertige les multiples identités de l’être et sonde les pouvoirs de l’art, dans le rêve harmonieux d’une indistinction primitive et d’une réconciliation des contraires.
La pluralité des voix (celles du mari, du beau-frère, de la sœur de Yŏnghye et de l’héroïne elle-même) permet d’envisager sous un angle différent chaque partie de ce triptyque : « La Végétarienne », « La Tache mongolique », « Les Flammes des arbres ». Cette structure ternaire peut se lire de diverses manières, selon les points de vue : pulsion de mort – pulsion de vie – incandescence, ou bien Thanatos – Eros – transmutation , ou encore rupture – harmonie – indistinction… Si, dans la première partie, chaque protagoniste reconnaît la descente aux enfers de Yŏnghye, tous ne s’accordent pas sur le bénéfice de sa résurrection florale dans la deuxième partie puisque les deux amants, qui ont défié les codes moraux et transgressé les normes sociales, finissent incarcérés. La dernière partie peut se lire comme un anéantissement selon Inhye, ou un accomplissement selon Yŏnghye. Cette dernière adopte une posture inversée, entend l’appel des arbres, et aspire à se dissoudre dans l’univers végétal et minéral (« Je n’ai plus besoin de manger. Je peux vivre sans. Il me faut juste du soleil. »), réclamant le droit à disposer de soi : « C’est interdit de mourir ? »
Si les points de vue divergent, si les voix se perdent dans les méandres de la communication, les regards et les images exercent un pouvoir plus puissant. L’émancipation de Yŏnghye dans la deuxième partie s’opère par l’intervention d’un regard tiers, celui du vidéaste, qui suscite par son dispositif artistique l’éveil érotique de l’héroïne. Au-delà de sa fonction subversive et voyeuriste, ce regard fait advenir une réalité autre : « C’était comme si une palette de nuances éclatantes avait rempli l’intérieur de son corps et que cette énergie avait fusé au-dehors. » L’énergie sexuelle qu’il libère s’apparente à une fertilité créatrice : « Il ne s’agissait pas d’un simple désir sexuel mais d’une émotion qui prenait racine dans les tréfonds de son être et véhiculait en continu des centaines de milliers de volts. » Mais cet accomplissement érotique et cosmique révèle en creux l’un des ressorts tragiques du récit : l’absence d’un regard pérenne qui identifierait l’héroïne comme un végétal, confirmerait cette posture et lui reconnaîtrait la possibilité d’exister en tant que tel. Si ces pensées florales et végétales hantent aussi l’esprit d’Inhye, elles ne sont pas actées comme des réalités. L’irruption d’un regard structurant n’est qu’éphémère et ce regard n’est pas conscient des enjeux qu’il véhicule, il ne se perçoit lui-même que comme acteur d’un fantasme.
Pour autant, c’est lui qui permet l’émergence d’un rêve, celui d’un retour à l’état initial de l’innocence et de l’indistinction : Yŏnghye et son beau-frère forment « un seul corps où s’entremêlaient le végétal, l’animal et l’humain », et ce dernier en appelle à leur dissolution : « Je veux t’avaler, te faire fondre et te faire couler dans mon sang. » Inhye elle-même perçoit le rôle émancipateur de cette hybridation cosmique : « Les corps recouverts de fleurs, de feuilles, et de tiges, lui paraissent d’un autre monde, comme s’ils n’avaient plus rien d’humain – des mouvements de végétaux luttant pour se dégager du pouvoir de la matière. » La vision finale laisse transparaître la nostalgie d’un état harmonieux où tout communique de façon sensorielle, où la frontière entre les règnes s’abolit dans une fusion primitive et élémentaire : les flammes vertes des arbres « se dressent et ondulent comme autant de bêtes ».
Dans La Végétarienne, la question de la chair devient le catalyseur d’une violence intime autant que collective. Dans ce conte philosophique, tragique et poétique, l’écriture sobre, précise et nerveuse explore les ramifications de l’être, en une série de variations autour de son inquiétante étrangeté. Han Kang illustre avec force le pouvoir émancipateur de l’art qui abolit les frontières du sens commun et du désir.
Florence Codet, 8 septembre 2017
Addenda
- 1L’autrice de cet article utilise la romanisation McCune-Reischauer.
*Les éditions Le Serpent à Plumes placées en cessation d’activité :
- http://www.leserpentaplumes.com/catalogues/livre/han-kang/la-vegetarienne/28
- http://www.leserpentaplumes.com/catalogues/livre/han-kang/celui-qui-revient/37
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