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Lee Boyoung (이보영) m’a accueillie avec ses élèves le 7 août 2019 dans son atelier de reliure à Séoul, à deux pas du palais Changdeokgung (창덕궁). Cette rencontre très plaisante et très enrichissante m’a permis de découvrir des papiers décorés faits « maison », un Petit Prince en papier hanji (한지), des reliures de structure coréenne, des gardes en tissu dans le style Joseon (조선 시대), des caractères typographiques en hangeul (한글) et des livres anciens… Autant de merveilles représentatives des arts du livre coréens !
Lee Boyoung en France : études et apprentissage (2005-2009)
Lee Boyoung apprenait le français depuis deux ans et était titulaire d’un diplôme universitaire en Design et Arts Appliqués (Illustration) à Séoul, lorsqu’elle est venue s’installer en France, en 2005, pour perfectionner son apprentissage de la langue et de la culture françaises. Elle a d’abord étudié au Centre universitaire d’études françaises (CUEF) de l’Université Stendhal de Grenoble pendant trois mois. Grâce à sa rencontre avec Madame Sinja (신자), qui était arrivée en France en 1960 en tant qu’étudiante boursière et y avait fondé une famille, Lee Boyoung a découvert les arts de la reliure.
Elle s’est donc inscrite aux cours de reliure et de dorure de Jean-Pierre Rousseau à l’ADAC – Paris Ateliers, tout en suivant les Cours de Civilisation française de la Sorbonne (CCFS) jusqu’en 2006. La restauratrice Isabelle Faure, dont elle a également suivi les enseignements, l’a encouragée à préparer un CAP Reliure-Dorure afin de pouvoir plus tard poursuivre une carrière dans cette voie professionnelle.
Ce séjour en France, qui ne devait durer qu’un an et demi, s’est finalement prolongé. En effet, de retour en Corée en 2007, Lee Boyoung a décidé au bout de quelques mois de revenir en France et a entrepris des démarches pour obtenir un nouveau visa : « J’ai pu par moi-même faire refaire mon visa avec mes connaissances et mes projets ».
Et c’est ainsi que Lee Boyoung a pu préparer le CAP Reliure-Dorure au Lycée professionnel Corvisart-Tolbiac dans le département « Métiers du livre d’art », de 2007 à 2009. Cette certification en Métiers d’arts comporte tout d’abord des enseignements professionnels (connaissance des matériaux, des supports et des procédés de reliure et d’impression, des outils et des machines) et des enseignements artistiques (histoire de l’art et du livre, expression artistique et technique). Mais la formation et les épreuves comprennent aussi des enseignements généraux (mathématiques et sciences, anglais, français, histoire-géographie, éducation civique juridique et sociale, éducation physique et sportive, et prévention, santé et environnement).
Pendant son apprentissage, Lee Boyoung a travaillé successivement dans l’atelier parisien La Reliure Boulanger Père et Fils, puis auprès de Catherine Chauvel, reconnue comme Meilleur Ouvrier de France en reliure.
Titulaire du CAP Reliure-Dorure en 2009, Lee Boyoung a ensuite perfectionné sa pratique à l’Atelier d’Arts Appliqués du Vésinet (AAAV), où elle a suivi des cours et des stages animés par de grands professionnels et de grands créateurs. À l’occasion des Journées européennes du patrimoine, un reportage a été tourné à l’Atelier d’Arts Appliqués du Vésinet, et diffusé le 21 septembre 2019, lors d’une spéciale Télé Matin sur les Journées du Patrimoine, sur France 2.
Pour accéder à la vidéo : https://www.france.tv/france-2/telematin/1076673-une-autre-ecole-la-reliure-tout-un-art.html
L’obtention du CAP Reliure-Dorure peut ensuite conduire, sur présentation d’un dossier, à la préparation d’un Diplôme des Métiers d’Art (DMA) Reliure-Dorure à l’École Estienne, sous la direction de François Brindeau et d’Odile Douet, ainsi que de Claude Ribal.
Au cours de ses études et de son parcours professionnel en France, Lee Boyoung a fait la connaissance de relieurs qui ont par la suite inspiré sa création. C’est le cas par exemple de Florent Rousseau, dont elle a suivi les enseignements au Lycée Corvisart et à l’Atelier du Vésinet. La rencontre avec les associations de reliure telles que les Amis de la reliure d’art (ARA), présidée par Christian Frégé et APPAR (Association pour la promotion des arts de la reliure) présidée par Florent Rousseau puis par Nathalie Berjon, depuis 2015, ont également joué un rôle important dans son apprentissage et sa pratique.
– APPAR : https://www.appar-reliure.com/
– ARA France : http://www.ara-france.fr/
Lee Boyoung a également assisté à des rencontres et visité des expositions à la Bibliothèque de l’Arsenal. Ce site et département de la Bibliothèque nationale de France (BnF) s’appuie sur ses collections patrimoniales en matière d’histoire du livre pour proposer un ensemble de manifestations intitulé « Les Rendez-vous des métiers du livre ». Sa programmation est consacrée à la reliure et la restauration, mais aussi aux livres d’artiste, au graphisme, à la calligraphie et à la typographie, ainsi qu’aux arts, techniques et matériaux de l’objet-livre, du plus ancien au plus contemporain. Son Portail des métiers du livre offre de nombreuses ressources et relaie les initiatives publiques et privées, en France comme à l’étranger.
L’équipe de l’atelier de restauration de la Bibliothèque de l’Arsenal, de gauche à droite : Fabrice Belliot, Marie-Thérèse Timal, Marlène Smilauer, Caroline Bertrand et Magali Dufour © HS BnF
Source : https://bnf.libguides.com/c.php?g=659925&p=4738125
La reliure d’art est aussi mise à l’honneur chaque année par les bibliophiles de la Société des Amis de la Reliure Originale (ARO), présidée par François Orsoni, qui présentent une sélection de créations lors de l’exposition « Éphémère » à la mairie du 6ème arrondissement.
En haut : Alain Koren présentant ses créations © LB
En bas : les reliures de François Brindeau © LB
L’atelier de Lee Boyoung
De retour en Corée en mai 2010, Lee Boyoung crée d’abord son site de relieur professionnel (www.boyounglee.com), ce qui lui permet de recevoir et de réaliser des commandes. Elle développe également son identité numérique sur les réseaux sociaux.
C’est en novembre 2011 que Lee Boyoung, parvient à ouvrir son atelier à Séoul, sous le nom d’« Atelier de reliure d’art Lee Boyoung » (예술제본 공방 보영리 아틀리에), après avoir surmonté avec détermination nombre de difficultés. Elle y pratique la reliure d’art (예술제본), la dorure (금박), la restauration (책 복원), les décors et ornements du livre (데코), ainsi que la reliure des bibles (성경 제본).
De gauche à droite : Lee Boyoung (이보영), Park Jinhoo (박진후) Cho Sorin (조소린), Bae Jiyoung (배지영) © LB
Les cours de reliure-dorure
Elle y donne également des cours et enseigne à ses élèves les différentes structures de reliure ainsi que les techniques de dorure qu’elle a apprises auprès de Jean-Pierre Rousseau. Elle possède d’ailleurs dans son atelier des fleurons de type occidental !
En bas : fers à dorer de l’atelier de Lee Boyoung. Caractères typographiques en hangeul : « 예술제본공방 보영리 아틀리에 » (Atelier de reliure d’art, Lee Boyoung Atelier) © FC
En typographie coréenne, les lettres peuvent être disposées à la verticale, selon le style de la calligraphie ancienne, ou à l’horizontale, à la manière de l’écriture contemporaine.
A droite : « 예술제본공방 보영리 아틀리에 » (Atelier de reliure d’art, Lee Boyoung Atelier), carte en papier décoré réalisée par Lee Boyoung © LB
Reliures coréennes et livres traditionnels
La reliure coréenne est très spécifique : elle consiste en une couture sur cinq trous. On retrouve cette structure sur l’exemplaire du Classique des mille caractères (Cheonjamun, 천자문). Cet ouvrage servait à enseigner les caractères chinois aux enfants, dans les pays où le chinois classique était la langue administrative comme la Chine, la Corée, le Japon et le Vietnam. Il contient exactement mille caractères, chacun utilisé une seule fois.
Ce livre est organisé en 250 vers de 4 caractères, de tiāndì xuánhuáng (天地玄黃) à yān zāi hū yě (焉哉乎也). Le texte est présenté sur 125 lignes de 2 vers. Comme le Classique des Trois Caractères, il contient des principes moraux illustrés par des histoires traditionnelles, des notions de géographie, d’histoire, de rites et de littérature.
La tradition rapporte que l’Empereur Wu de la Dynastie Liang (502-549, période des Dynasties du Nord et du Sud) demanda au lettré Zhou Xingsi (周興嗣 470-521) de composer ce poème afin que le prince héritier s’exerçât à la calligraphie.
Cette structure à cinq trous est également celle d’un ouvrage fondamental dans l’histoire coréenne : Les sons corrects pour l’instruction du peuple (Hunminjeongeum, 훈민정음), qui présente et explique l’alphabet phonétique et syllabique spécifiquement coréen que l’on appellera plus tard hangeul (한글, « la grande écriture »)[1]. Publié en 1446, ce livre contient la promulgation de ce système graphique par Sejong le Grand (세종) et s’accompagne de commentaires (Haerye, 해례) qui en détaillent la syntaxe et les exemples.
Ce nouvel alphabet, qui s’émancipait de la langue écrite chinoise, fut créé en 1443 par une assemblée de lettrés (Jiphyoenjeon, 집현전), à la demande du roi Sejong, en vue de favoriser l’alphabétisation du peuple. Cette revendication d’une indépendance linguistique, largement contestée, était restée à l’état de vœu pieux depuis le 12e siècle. Sa promulgation au 15e siècle suscita une levée de boucliers au sein des lettrés (seonbi, 선비). De fait, l’idéal humaniste et démocratique du roi venait heurter leur éthique de l’érudition, fondée « sur le concept de l’engagement à vie et du don total de sa personne à l’étude des classiques ». Substituer à la complexité des idéogrammes une écriture excessivement simple leur semblait une régression, aussi ce système graphique fut-il déprécié et qualifié, entre autres, de amgeul (암글, « écriture de femelles »)… Il peina durablement à s’imposer et ne fut officiellement reconnu comme écriture nationale qu’en 1894, sous la forme d’« une écriture mixte (gukhanmun, 국한문), composée à la fois de signes coréens et de sinogrammes ». C’est en 1997 que ce patrimoine documentaire très précieux, classé « trésor national », fut recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde de l’UNESCO.
En outre, les vertus du hangeul furent reconnues hors de Corée, avec la création, dès 1989, d’un Prix d’alphabétisation UNESCO-Roi Sejong. Et plus récemment, en 2009, l’Indonésie l’adopta officiellement pour transcrire la langue de la tribu des Cia-Cia, menacée de disparition.
Les plats et les gardes de ces livres, de même que leurs étuis, sont recouverts d’étoffes colorées et moirées, à la mode de l’ère Joseon (조선, 1392-1910).
La restauration
Récemment, Lee Boyoung a restauré le recueil Azalées (진달래꽃) du poète Kim So-wol (김소월), publié en 1925. Cette édition est très précieuse, puisqu’un autre exemplaire s’était vendu aux enchères à 100 millions de wons en 2015 (soit plus de 76 000 euros) !
Restauration du recueil par Lee Boyoung © LB
Les papiers décorés
Lee Boyoung fabrique elle-même ses papiers décorés. Les verticales qui ornent ses créations sont inspirées des lignes de Florent Rousseau.
La reliure de la Constitution du 25 février 1998 en hangeul
Enfin, en 2018, pour fêter le trentième anniversaire de la Cour constitutionnelle (헌법 재판소), Lee Boyoung et Cho Hyo-eun (조효은), une autre relieuse de Séoul, ont reçu une commande d’une très haute importance, à la demande de la Cour constitutionnelle et du Président Moon Jae-in. On leur a confié le soin de relier la Constitution du 25 février 1998 en hangeul (한글) uniquement – et non en caractères chinois – pour souligner graphiquement l’indépendance linguistique, culturelle et politique de la République de Corée.
Reliure dite japonaise, ornée de la fleur qui symbolise la Constitution, réalisée par Lee Boyoung © LB
Lee Boyoung et Cho Hyo-eun ont donc été invitées à remettre leur exemplaire relié au Président de la République, Moon Jae-in (문재인), et au Président de la Cour constitutionnelle, Lee Jin-sung (이진성).
Reliure de droite réalisée par Cho Hyoeun, remise au Président de la République, Moon Jae-in © LB
Le trentième anniversaire de la Cour constitutionnelle (헌법재판소가 창립 30주년 기념식) © ikbn.news
Source : http://www.ikbn.news/mobile/article.html?no=60785
Les expositions en France (2010-2019)
En parallèle, Lee Boyoung poursuit sa carrière artistique en France, en exposant ses créations.
Tout d’abord, en 2010, elle participe à l’exposition de l’Association de Paris sur les métiers de l’artisanat.
Ensuite, en mai 2011, Lee Boyoung concourt aux Biennales Mondiales de la Reliure d’Art de la Vallée de Chevreuse, sur le thème : « La Fontaine, Fables choisies ». Les reliures des lauréats sont exposées en septembre de la même année, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, et sa création du « premier livre numérique relié à la française » dans le monde a été élue par le public « Meilleur 5ème livre sur 453 livres ».
A l’automne 2012, Lee Boyoung est invitée à l’exposition Reliure d’art au Château d’Aigle en Suisse, à l’occasion des 25 ans de l’ARA Suisse. Sa reliure du livre numérique de La Fontaine, Fables choisies, y est présentée.
A l’hiver 2016, Lee Boyoung participe à l’exposition « Reliures océanes » organisée par l’ARA France.
Guy de Maupassant, Au soleil (1884) et La Vie errante (1890), reliures réalisées par Lee Boyoung © LB
En mai 2018, Lee Boyoung présente Le Petit Prince de Saint-Exupéry (1943) en papier hanji (한지) lors d’une exposition organisée par l’ARA France au Salon International du Livre rare et de l’objet d’art au Grand Palais. Cette superbe édition est imprimée sur un papier de tradition millénaire, fabriqué à partir de pâte de murier, dont la délicatesse et la résistance sont exceptionnelles. Les gardes du livre sont également doublées de hanji. Selon les principes de la tradition asiatique, les feuillets sont repliés et reliés par une structure à cinq trous. Pour cette édition en papier hanji, Lee Boyoung a appliqué les techniques de la reliure occidentale : le dos est cousu et les feuillets sont montés sur onglets.
Reliure coréenne à cinq trous. Plats en cuir mosaïqué. Feuillets en papier hanji montés sur onglets et repliés à l’intérieur. Gardes en papier hanji. © FC et LB
Enfin, certaines élèves de Lee Boyoung ont récemment exposé leurs créations aux Biennales mondiales de la reliure d’art en Vallée de Chevreuse, qui se tenaient du 26 au 28 septembre 2019. L’œuvre choisie cette année était L’Étranger d’Albert Camus (1942).
Œuvre choisie : Albert Camus, L’Étranger (1942).
De haut en bas, et de gauche à droite : reliures réalisées respectivement par Jang Gilyeon (장길연), Oh Meenye (오민예), You Sanghwa (유상화) et Ji Myoung-sook (지명숙), Prix Fondation Raymond Devos © LB
Sur la photographie, de gauche à droite : Jang Gilyeon (장길연), Lee Boyoung (이보영), Oh Meenye (오민예) © LB
Une association coréenne de reliure d’art
« Un plaisir, une passion, des échanges », telle est la manière dont Lee Boyoung définit son art qui est aussi son métier. Avis aux artistes et professionnels de la reliure !
Souhaitant élargir le cercle des relieurs, Lee Boyoung vient de créer l’Association coréenne de reliure d’art (ACRA), 한국예술제본협회. N’hésitez pas à la contacter !
F 202 Garden Tower
Yulgok-ro 84, Jongro, Séoul
lee@boyounglee.com
boyounglee.com
Avec tous mes remerciements à Lee Boyoung pour ces échanges permanents, méticuleux et stimulants d’un continent à l’autre.
Florence Codet, le 12 janvier 2020
Notes
[1] C’est au 20e siècle que le hunminjeongeum fut rebaptisé hangeul, terme « purement coréen », précisément pour se démarquer des caractères chinois. Pour les citations et le développement qui suivent, voir le chapitre que Martine Prost lui consacre dans son essai Scènes de vie en Corée, Paris : Asiathèque, 2011, p. 157-171.