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En Corée, la séparation Église et État prend une signification particulière : elle émerge face à l’étroite alliance historique entre religion et pouvoir, et se redéfinit avec l’introduction du protestantisme à la fin du XIXᵉ siècle, marquant le début d’un processus de sécularisation.
Sesokhwa, ou la sécularisation coréenne
En occident, le concept de sécularisation renvoie généralement à la séparation entre l’Église et l’État. En Corée, en revanche, ce terme est utilisé différemment et ne concerne pas nécessairement le rapport entre religion et pouvoir politique, sauf lorsqu’il est directement emprunté à des ouvrages occidentaux.
Bouddhisme sous Goryeo et lien avec le pouvoir
–Sesokhwa (세속화 ; 世俗化) : ce terme est l’équivalent en coréen du terme “sécularisation” – il se compose de sesok (세속 ; 世俗) “monde” et de hwa (화 ; 化)”devenir”, signifiant ainsi littéralement “devenir profane” ou “retourner au monde profane”.
–Sesok (세속 ; 世俗) : ce terme signifie “monde” et est synonyme de sesok (속세 ; 俗世), “le monde profane” dans le vocabulaire bouddhique, désignant tout ce qui appartient à la sphère profane, séculière.
–Sesokhwa (세속화 – sécularisation, “devenir profane”) : il s’agit d’un terme péjoratif employé à l’époque du royaume de Goryeo (고려 ; 918- 1392). Durant cette période, le bouddhisme était la religion d’état, désignée sous le terme Hoguk bulgyo (호국불교), soit “bouddhisme protecteur de l’état”. Les néo-confucéens accusaient les bouddhistes de “sécularisation », c’est-à-dire d’être corrompus par le pouvoir et l’argent et de s’éloigner de l’éthique religieuse.
Ainsi, Sesokhwa était employé par les néo-confucéens pour désigner la corruption morale et spirituelle des moines, ainsi que leur éloignement de l’éthique religieuse au profits d’avantages mondains.
Néoconfucianisme : le sacré et le profane se mêlent
A l’époque de Joseon (1392-1910), les lettrés développent une nouvelle forme particulière de sécularisation : le néo-confucianisme devient l’idéologie d’État. Il ne s’agit pas d’une religion au sens spirituel strict, mais d’une philosophie morale et politique caractérisée par des rites sacrés, notamment à l’attention des ancêtres et des sages.
Le néo-confucianisme illustre un phénomène ou le sacré et le profane se mêlent : il n’existe pas de séparation stricte entre les dimensions religieuses et politiques – l’État est gouverné par les lettrés confucéens, ce qui traduit un phénomène d’intégration de la religion au sein de l’administration et du pouvoir politique. Les rituels royaux sont célébrés par les fonctionnaires de l’État, qui prennent en charge la construction des temples Munmyo (문묘 – temple de grands sages confucéens, édifié en 1395) et Jongmyo (종묘 – temple confucéen destiné aux ancêtres royaux, où sont conservées les tablettes ancestrales). Ce système, visant à établir un lien symbolique et institutionnel entre la morale confucéenne et le pouvoir dynastique, est inauguré par Taejo (태조), fondateur de la dynastie Joseon.

La séparation entre État et religion : jeonggyo bunri
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le confucianisme constitue l’idéologie d’État en Corée : il n’existe pas de distinction nette entre religion et politique, et les lettrés confucéens dirigent et pratiquent les rituels. Ils exercent simultanément fonctions administratives et pratiques rituelles. Le concept d’une séparation concrète entre religion et Etat n’existe donc pas véritablement.
En Corée, le concept occidental de religion a été introduit lorsque le pays a ouvert ses ports au XIXe siècle. Le terme coréen Jonggyo (宗敎, 종교), qui faisait auparavant référence à « l’enseignement confucéen » ou à la « vérité confucéenne », a été réapproprié pour correspondre à cette nouvelle notion importée de l’occident.
Cette appropriation a été positive contrairement aux cas que sont ceux du Japon et de la Chine : la Corée considérait la religion comme un instrument de maintien de l’identité nationale et de modernisation de la nation. La religion y est ainsi conçue comme un symbole de civilisation tandis que le christianisme, en particulier le protestantisme, est associé au succès de la civilisation occidentale.
Introduction du protestantisme en Corée
Le protestantisme est introduit en Corée par l’arrivée des premiers missionnaires protestants en 1884. Parmi ces derniers, Horace N. Allen, médecin missionnaire, gagne la confiance de la cour en sauvant un prince blessé et ouvre le premier hôpital occidental, présenté comme un symbole de modernité tant médicale que religieuse. Cette introduction intervient au cours d’une période ou le néo-confucianisme et l’État sont en pleine décadence : le néo-confucianisme s’éloigne des préoccupations pratiques de la société coréenne, cette déconnexion conduisant à une remise en question des ses pratiques, notamment par le mouvement Silhak. Quant à l’État coréen, ce dernier est touché par la corruption ainsi que par des révoltes paysannes telles que le mouvement Donghak dans les années 1890.

Le protestantisme est rapidement perçu comme porteur de modernité et d’éducation, facteur majeur de l’explosion du nombre de croyants en 1907. Il acquiert ainsi une véritable légitimité dès son implantation en Corée. Cette dernière est renforcée par le rôle du christianisme dans les mouvements sociaux pour la libération, en particulier lors du mouvement du 1er mars 1919. Les croyants protestants ont également participé à l’émancipation féminine, par exemple par la création du Ehwa College en 1910.
Le caractère démocratique du protestantisme est mis en évidence dans une société particulièrement hiérarchisée et dominée par une petite élite de lettrés. La confiscation de l’État par cette dernière, mêlant profane et religieux, est remise en cause par les missionnaires protestants américains et les catholiques français, qui introduisent l’idée d’une séparation entre l’État et les institutions religieuses. L’objectif est d’éviter toute dépendance vis-à-vis de l’État coréen et de prévenir une instrumentalisation politique des institutions religieuses. Le roi demeure neutre face à cette idée, tandis que les missionnaires bénéficient d’une protection spéciale, étant soumis aux lois de leur pays d’origine.
Jeonggyo bunri, la sécularisation au sens occidental
C’est dans un tel contexte qu’apparaît le terme jeonggyo bunri (정교분리), littéralement séparation (분리 – bunri) du gouvernement (정치 – jeongchi) et de la religion (종교1– jonggyo). Il correspond au concept moderne de sécularisation au sens occidental.
Ce terme émerge vers la fin de la dynastie Joseon, se renforce sous la colonisation japonaise et est intégré dans la constitution coréenne en 1948.
Durant la colonisation japonaise, les églises protestantes et écoles bouddhiques réclament la séparation entre l’Église et l’État afin d’être en capacité de pouvoir continuer leur activité religieuse sans nécessiter l’autorisation du pouvoir japonais. La sécularisation est alors perçue comme une “sortie de la politique” ou une “sortie de l’implication sociale”, visant à préserver l’autonomie et la liberté dans la pratique religieuse. Le terme Jeonggyo bunri se distingue ainsi du concept de sécularisation utilisé sous Goryeo (sesokhwa).
Enfin, ce principe est repris dans l’article 20 de la constitution coréenne dès la Première République, adoptée en 1948. La constitution y affirme la liberté de religion ainsi que la séparation des institutions religieuses et politiques, sous l’influence de l’allié américain, marquant ainsi l’introduction officielle de la sécularisation au sens occidental en Corée (Jeonggyo bunri).
Une séparation ambiguë et floue
Officiellement, la séparation entre religion et état est affirmée dans la Constitution :
Le principe de Jeonggyo bunri est interprété comme une neutralité religieuse de l’état – aucune religion ne peut être favorisée, discriminée ou bénéficier de privilèges fiscaux. Toute loi ou politique doit avoir un but séculier et ne doit viser ni à promouvoir ni à freiner une religion. Les symboles de l’État, tels que le drapeau, l’hymne national, ou encore les cérémonies officielles, ne peuvent incorporer de symboles religieux.
Néanmoins, dans la pratique, cette séparation demeure floue et présente d’hors et déjà plusieurs limites.
Sous la présidence de Syngman Rhee (1948-1960), l’état favorise indirectement les protestants.
Noël est décrété comme étant un jour férié, tandis que le jour de la naissance de Bouddha ne le sera qu’en 1975. Des programmes d’évangélisation sont diffusés par les radios d’État, et les églises protestantes connaissent un succès fulgurant et un développement rapide : augmentation du nombre d’églises, de croyants et de leur influence. Le terme Sesokhwa réapparaît pour dénoncer ce que certains perçoivent comme une corruption et une perte d’éthique religieuse, illustrée par la tendance des églises à s’orienter vers l’argent et la réussite matérielle. Comme sous Goryeo, cette critique morale dénonce la mondanité des institutions religieuses et leurs tendances mercantiles.

Années 1970 : Minjung sinhak (théologie de Minjung)
Dans un contexte de répression politique, d’inégalités sociales et de modernisation brutale sous le régime de Park Chung-hee, émerge la Minjung sinhak (민중신학), ou “théologie du peuple”.
Le terme Minjung (민중) désigne le peuple, la masse populaire, les opprimés (le peuple sud-coréen sous la dictature de Park Chung-hee), tandis que Minjung sinhak adapte le message évangélique au contexte politique sud-coréen, fortement marqué par la dictature militaire.
Inspirée des courants théologiques venus d’occident, notamment la théologie de la libération d’Amérique latine, cette théologie interpelle les pasteurs, intellectuels chrétiens et théologiens protestants progressistes coréens : “si Jésus est venu libérer les opprimés, alors notre foi chrétienne ne doit-elle pas aussi défendre les opprimés d’aujourd’hui?” (le peuple sud-coréen).
La Minjung sinhak, établie par les protestants coréens progressistes et inspirée des analyses occidentales sur la sécularisation, permet de développer une lecture politique de l’évangile en phase avec la réalité coréenne. Elle insiste sur l’engagement social et politique des croyants et vise à lutter contre la dictature en reliant foi chrétienne et action sociale, démontrant que l’évangile peut porter un message de libération politique.
Minjung sinhak selon les protestants progressistes
Finalement, Minjung sinhak constitue :
- Une vision nouvelle du christianisme, ancrée dans la réalité coréenne
- Une critique de l’église conservatrice, jugée complice du pouvoir
- Un engagement théologique pour la démocratie, les droits humains, et la justice sociale.
Ce courant est adopté par les églises protestantes progressistes, qui s’engagent activement dans les mouvements de démocratisation du pays dans les années 1970 et 1980. Toutefois, ces églises engagées rencontrent des obstacles à leur développement en raison de leur engagement social. Le traitement des églises par l’état sous la dictature est différencié en fonction de leur tendance politique. Les églises progressistes luttent contre le régime en faveur de la démocratie, entraînant ainsi de nombreux emprisonnements. Les églises conservatrices, quant à elles, évitent l’engagement politique, invoquant l’anticommunisme et la séparation État-religion. Ces dernières bénéficient de soutiens étatiques, tels que l’installation dans des quartiers privilégiés de Séoul, ou encore l’autorisation spéciale de voyager à l’étranger. L’autorisation officielle pour tous ne sera accordée qu’en 1989.
Le protestantisme conservateur au service du pouvoir politique
Ainsi, deux courants opposés coexistent au sein du protestantisme : les églises progressistes et les églises conservatrices. Ces dernières, majoritaires en Corée, adaptent stratégiquement leur discours à l’idéologie politique de l’État. Sous le régime dictatorial de Park Chung-hee, elles cultivent l’anticommunisme auprès de leurs fidèles, s’alignant sur la base idéologique commune qu’est l’anticommunisme avec le pouvoir, et la religion devient un outil de soutien au gouvernement. Sous les régimes de Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun, elles participent à des actions humanitaires envers la Corée du Nord dans un contexte d’apaisement des tensions entre les deux Corées, initié par Kim Dae-jung et sa politique du “Rayon de soleil” (haetbyeot jeongchaek – 햇볕 정책), elles créent des ONG, et contribuent au soft power religieux de la Corée du sud.

Ainsi, les églises conservatrices maintiennent stratégiquement et de manière constante une certaine proximité idéologique avec l’État.
Par conséquent, depuis Park Chung-hee, elles bénéficient de soutiens financiers de la part de l’État, leur permettant dès les années 1990 de créer des ONG, tandis que l’alliance se renforce sous Lee Myung-bak, ce dernier étant conservateur et protestant pratiquant. Ces institutions religieuses se conforment aux orientations gouvernementales en place et servent directement les intérêts politiques du régime.
En résumé :
ÉGLISES PROGRESSISTES
- inspirées de Minjung
- engagées dans les mouvements de démocratisation (1970-80)
- s’opposent au régime militaire
- subissent la répression (arrestations, censure)
- peinent à se développer (réprimées)
ÉGLISES CONSERVATRICES
- anti-communistes
- refusent l’engagement politique (au nom de la neutralité)
- se rapprochent du pouvoir pour le soutien
- reçoivent des privilèges de l’état
- se développent rapidement grâce aux aides
Une liaison étroite et actuelle
L’État mobilise de manière utilitaire les institutions religieuses, illustrant la persistance d’une proximité entre politique et religion qui met en exergue la continuation de l’idéologie néo-confucéenne au sein du fonctionnement étatique. On observe aussi l’intégration d’éléments néo-confucéens (cérémonies rituelles, hiérarchisation symbolique des fonctions publiques, respect des rites et éthique confucéenne dans les décisions politiques) au sein de l’appareil politique, facilitant la collaboration entre État et institutions religieuses. Bien que la séparation entre les deux sphères soit officiellement inscrite dans la Constitution, la réalité témoigne d’une liaison étroite et durable.
Cette situation a donné lieu à des accusations de Jeonggyo yuchak (정교유착 ; 政敎癒着) (yuchak : adhérence), littéralement “collusion entre politique (정) et religion (교)” – Le terme yuchak (유착2) souligne une relation trop étroite, voire malsaine. Cette collusion suscite des critiques de la part des milieux laïcs ou progressistes, car elle contredit la séparation formelle des institutions et semble remettre en cause la neutralité de l’Etat vis-à-vis de la religion.
Plusieurs éléments illustrent cette situation :
En effet, l’un des éléments les plus significatifs concerne les cérémonies religieuses célébrées au sein de l’institution politique, en particulier le 국가조찬기도회 (gukga nochan gidohoe), une séance de prière pour la nation organisée par les églises protestantes au début de chaque nouvelle année. Cette cérémonie réunit traditionnellement les plus hautes figures de l’Etat, à savoir le président de la République, le président de l’Assemblée nationale, ainsi que le président de la Cour suprême, ce qui en souligne la portée symbolique.
Le « Gukga nochan gidohoe »

L’historique de cet événement témoigne de son évolution et de sa politisation progressive.
-En 1966 se tient la première réunion de prière pour le président, directement inspirée du modèle américain du National Prayer Breakfast. À cette occasion, le pasteur C.K Kim déclare que “le Seigneur a veillé sur la réussite de la révolution militaire”, insistant ainsi sur une légitimation religieuse du pouvoir politique.
-À partir de 1968, jusqu’en 1974, cette prière est un événement annuel.
-Dès 1973, elle commence à être diffusée en direct à la télévision, et les messages prononcés prennent une tournure ouvertement politique, comme en témoigne l’appel à la bénédiction divine du pasteur C.K Kim : “pourvu que la révolution Yusin réussisse sous la bénédiction de Dieu”
-En 1976, la cérémonie est rebaptisée, passant du statut de “prière pour le président” à celui de “prière pour la nation”
-Plus récemment, en 2003, a été créée l’Association de la prière du matin pour la nation, chargée de l’organisation annuelle de cet événement.
Au-delà des cérémonies, l’influence religieuse s’exerce également dans la sphère publique et urbanistique. Un exemple particulièrement parlant est celui du permis exceptionnel de rénovation accordé à l’église protestante SaRang (사랑의교회) , qui met en lumière la capacité de certaines institutions religieuses à infléchir les décisions de l’Etat et à bénéficier de privilèges spécifiques.
Addenda
- 종교 (宗敎) : aujourd’hui « religion », mais désignait auparavant la « doctrine confucéenne » avant l’introduction du concept occidental. ↩︎
- 유착 (癒着) : terme coréen désignant une « adhérence » physique ou métaphorique, employé ici pour critiquer une proximité jugée excessive entre deux sphères. ↩︎
Sources
- The impact of japanese colonial rule (1910-1940) upon the witness and growth of the Korean Presbyterian Church, Nam Sik Kim (2000)
- Protestantism in Korea and Japan from the 1880s to the 1940s: A Comparative Study of Differential Cultural Reception and Social Impact, Andrew Eungi Kim
- 헌법의 ‘정교분리원칙’의 의미 [The Meaning of ‘Separation of State and Religion’ in the Korean Constitution] , Sung Jung-Yeop, 법학논고 [Kyungpook National University Law Journal] (2020)
- Minjung Theology: A Korean Contextual Theology , A. SUNG PARK


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