Sommaire
Un grand terrain de décharge publique qui est un lieu de travail et de résidence en même temps. Des trieurs de déchets qui se battent pour les choses déjà jetées par les autres. Et il ne s’agit pas du déptoir russe Svalka aux banlieues de Moscou, mais d’une décharge de… Nanjido de Séoul.
L’univers des déchets
Gros-Yeux est un adolescent qui travaille avec sa mère sur l’Île aux fleurs. Quand ses parents ont perdu leur travail et le père est disparu quelque part en prison ou au centre de rééducation, lui et sa mère deviennent sans-domicile. Ils trouvent leur « nouvelle maison » dans une décharge publique en proximité de Séoul, formée de hautes sseuregi san (쓰레기 산), montagnes de déchets :
Le gosse ne voyait pas de quoi était composée cette montagne qui se dressait toute noire dans l’obscurité. Les trois gaillards réapparurent tirant un chariot débordant de matériaux divers, repêchés dans les ordures. Des rondins de différentes longueurs, des cageots du marché au poisson, du polyéthylène, des bâches réformées d’échoppes, des pièces de feutrine noire provenant de serres, des bouts de linoléum de toutes les couleurs…
Hwang, 2016, p. 15
À l’Île aux fleurs, chaque jour des centaines de kilogrammes d’ordures sont jetées. De vieux vêtements ou vêtements démodés, appareils électroniques qui ne marchent plus ou dont le design ne plaît plus au propriétaire, des emballages en plastique après la consommation des produits variés. Toutes les ordures ménagères et les encombrants, déchets volumineux, possibles. Tout ce qu’on ne veut pas, se retrouve chez ceux qui ont besoin de tout.
Gros-Yeux regarde au loin où la lumière brille au cœur de la métropole sud-coréenne. Il n’a qu’un rêve : vivre comme les autres, vivre normalement. Avoir une maison au lieu d’une baraque, manger à satiété, pourvoir se laver tous les jours pour éviter des regards méprisants dans la rue et avoir une vraie famille.
Les Kim
Gros-Yeux fait la connaissance de la famille des Kim par l’intermédiaire du Pelé et de la Maigrichonne. Ils sont des personnages mystérieux qui apparaissent de temps en temps au pavillon de la chamane pour consommer les offrandes. Au vrai, ce sont des gwisin (귀신), fantômes des anciens habitants. Gros-Yeux ne le sait pas, il est persuadé qu’ils sont des êtres humains comme les autres, juste un peu particuliers.
Critique de la société de consommation
Toutes les choses de notre vie (낯익은 세상 Nachigeun sesang ; littéralement : Le monde bien connu) est un roman de Hwang Sok-yong (황석영 Hwang Seok-yeong)1 publié en 2011. Son édition française est parue en 2016, traduite du coréen par Choi Mikyung2 et Jean-Noël Juttet. C’est l’histoire des ouvriers qui travaillent au tri des ordures dans un énorme dépotoir, connu sous le nom euphémique de « l’Île aux fleurs ». Au vrai, ce nom fait référence à l’époque quand le terrain fut une vraie île fleurie, des champs des paysans qui y cultivèrent céréales comme leurs ancêtres…
C’est la Nanjido (난지도), décharge publique en service entre 1970 et 1993, située à l’ouest de Séoul et en proximité du fleuve Han, qui a été transformée après sa fermeture en « parc écologique ». Un résultat de l’industrialisation et l’urbanisation excessives, qui ont déclenché et stimulé le développement économique au Pays du Matin Clair, il reste un souvenir un peu honteux. Il entre en collision avec l’image de la Corée innovante et prête à affronter tous les défis de la modernité, mais qui ne peut pas échapper à toutes les conséquences de son succès technologique et du consumerisme.
En parlant de la famille des Kim (ou plutôt de leurs fantômes ou leurs âmes), du « père à la casquette Saemaeul » (Hwang, 2016, p. 108), l’auteur évoque la question du mouvement Saemaeul (새마을 운동 Saemaeul undong), appelé aussi le mouvement de la nouvelle communauté ou le mouvement du nouveau village. Il s’agit de l’initiative politique et socio-économique mise en œuvre en avril 1970 par le président Park Chung-hee (박정희 Bak Jeong-heui) pour moderniser le pays, toujours ancré dans son époque rurale. Les personnages des fantôme des paysans qui apparaissent dans le roman, rappellent tous les agriculteurs expropriés à la suite de cette réforme.
Le terrain de décharge est un micro-univers qui fonctionne d’après ses règles internes : il a son droit, son hiérarchie et « ses citoyens ». Gros-Yeux, sa mère, le Pelé, Ashura, la Maigrichonne et d’autres habitants de l’Île aux fleurs, savent très bien que même ici, les divisions sociales ne disparaissent pas. Ceux qui sont déjà « intouchables » pour le reste de la société, appliquent les mêmes règles dans leur réalité marignalisée.
Le motif de l’industrialisation et l’urbanisation revient régulièrement dans les œuvres de Hwang Sok-yong. Parmi lesquelles, le roman The Road to Sampo (삼포가는 길 Sampo kaneun kil, 1975) qui raconte l’histoire d’un jeune ouvrier, d’un ancien prisionnier et d’une serveuse partant en voyage en direction de Sampo, ville complètement transformée par le processus d’industrialisation.
Selon Hwang Sok-yong, l’écrivain ne doit pas rester indifférent aux problèmes sociaux. Il porte sa responsabilité en tant qu’auteur car les mots écrits sont aussi importants que d’autres actes. Cependant, Hwang Sok-yong représente la littérature engagée dans un sens plus large où l’auteur défend certaine vision du monde et certain éthos mais sans rien imposer au lecteur. Ses mots pénètrent l’esprit en laissant toujours le choix :
Hwang Sok-yong ne donne pas de leçons, non, il donne à voir. Des images se lèvent et ne nous quittent plus. À l’opposé d’une logique marchande où les choses sont destinées à une rapide destruction, ces images nées du pouvoir des mots ne s’altèrent pas, continuent à briller dans notre imaginaire.
La quatrième de couverture de : Hwang Sok-yong (2016). Toutes les choses de notre vie (2016). Arles : Éditions Philippe Picquier.
Un souffle d’espoir
Après la pluie vient toujours le beau temps. Hwang Sok-yong n’est pas fataliste, il donne toujours un souffle d’espoir. Même si l’univers de Toutes les choses de notre vie passe plutôt pour sombre et pessimiste, et cela n’est pas uniquement la conséquence de l’entourage construit à base d’ordures, le message qu’on trouve dans les derniers paragraphes, après une grande incendie avec de nombreuses victimes, semble être un rayon de lumière dans l’obscurité :
Le printemps arriva avec sa brise habituelle. Un mois et demi plus tard, une cinquantaine d’unités de logements préfabriqués étaient construits.
Hwang, 2016, p. 181
Quoi qu’il arrive, le printemps revient chaque année. Les plantes poussent de nouveau et les animaux reprennent leurs pratiques habituelles malgré toutes les difficultés. Telle est la puissance de la vie et du renouvellement vital ! Il est dit que l’espoir meurt en dernier mais pour Hwang Sok-yong, elle semble une immortelle.
Addenda
- 1Même si nous essayons d’utiliser conséquemment la romanisation révisée dans nos articles, dans les cas où les noms propres connus ont été romanisés selon la transcription McCune-Reischauer, ou d’autres méthodes, nous gardons la version déjà diffusée pour des raisons pratiques.
- 2La version en hangeul du nom de la traductrice, et en conséquence dans la romanisation révisée, n’est pas disponible.
Bibliographie
- Hwang Sok-yong (2016). Toutes les choses de notre vie (2016). Arles : Éditions Philippe Picquier.
Illustrations
- Image liminaire
- ill. 1. La couverture de l’édition sud-coréenne de Toutes les choses de notre vie (낯익은 세상 Nachigeun sesang, 2011), Hwang Sok-yong (황석영)
- ill. 2. Une décharge publique dans le district de Jincheon, province du Chungcheong du Nord
- ill. 3. Une photo des résidents de la Nanjindo au début des années 1970
Née en 1993, Polonaise. Diplômée d'une licence en cultures d'Extrême-Orient (Université Jagellon de Cracovie - Pologne, 2012-2015) et d'un master en Arts Libéraux (Université de Varsovie - Pologne, 2016-2018). Étudiante en master à la Faculté des Études Asiatiques à l'Université Jagellon de Cracovie depuis 2021. Fascinée par la civilisation confucéenne et par les interactions interculturelles. Collaboratrice avec Planète Corée depuis 2018.
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